Que le riche prenne garde…

Il était une fois de pauvres gens dont la maison côtoyait la belle demeure d’un riche propriétaire. Cette année-là, l’hiver était rude.

Agabunda ne parvenait plus à nourrir les siens. Le voisin recelait dans ses greniers des montagnes d’orge. Lui demander l’aumône, implorer sa pitié? Démarches vaines. Le voisin ne donnait qu’à ceux qui pouvaient lui rendre. Il n’accorderait rien à un misérable.

Alors, un soir, Agabunda, désespéré, eut une idée. Il alluma un grand feu dans sa cour, un feu somptueux, qui brillait dans la nuit. Le riche voisin intrigué, s’approcha:

Hum ! Agabunda, veuille me pardonner si je suis indiscret, mais que fais-tu brûler ainsi ?

Oh, un cousin qui rentrait aujourd’hui de la capitale m’apprend qu’en raison de l’hiver rigoureux, la tsampa atteint en ce moment des prix incroyables. Je fais cuire quelques kilos d’orge, et j’irai les vendre à Lhassa !  

Le riche propriétaire revint chez lui tout songeur. Il décida de griller une belle quantité d’orge, et de profiter lui aussi de l’aubaine.

Quelques jours plus tard, Agabunda et son voisin prenait la route de la capitale. Ils avaient résolu de voyager ensemble. S’ils étaient attaqués en chemin, se disait le riche propriétaire, Agabunda, placé en tête du convoi, recevrait les premiers coups.

Sur son âne, Agabunda avait disposé trois sacs emplis à ras bord de feuilles mortes. Le yack du riche propriétaire portait sur son dos trois gros sacs gonflés de bonne farine d’orge grillée.

En chemin, la nuit tomba. Ils dormirent dans un petit temple abandonné. L’endroit était misérable. Il ne restait dans un coin qu’une statue en bois de Bouddha, dont le nez était rongé par l’humidité. Un peu avant l’aube, Agabunda se leva sans bruit. Il sortit les feuilles mortes de ses sacs et les donna à manger à son âne. Ensuite, il remplit ses sacs avec l’orge grillée de son compagnon. Enfin, il déposa les sacs vides de celui-ci sur les bras du Bouddha, en prenant soin de lui barbouiller la bouche et le visage de bonne farine.

Le matin, quand il s’éveilla, le riche propriétaire constata le désastre. Il poussa des cris abominables:

Au voleur! Au voleur! Ma bonne tsampa

Imperturbable, Agabunda montra du doigt le Bouddha, la bouche encore barbouillée d’orge grillée.

Shakyamuni, l’Éveillé, devait avoir très faim, dit-il avec conviction, pendant la nuit, il a dévoré toute votre tsampa, il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne s’attaque à la mienne! Mais je ne veux pas vous laisser ainsi, partageons.

Il donna un sac et la moitié d’un autre au riche propriétaire, qui accepta avec un sourire contraint et ne parla plus tout le reste du chemin.

Que le riche prenne garde, dit le sage, s’il refuse de donner un peu de tsampa à son voisin, Bouddha la lui dérobera et la mangera.