Merci Paolo

Il y a quelque temps, j’étais à Genève pour une série d’interviews.  À la fin de la journée de travail, comme une amie avait annulé le dîner, je suis sortie me promener dans la ville.  La nuit était particulièrement agréable, les rues désertes, les bars et les restaurants débordants de vie, tout paraissait absolument serein, en ordre, joli, et soudain…

 

…soudain, je me suis rendu compte que j’étais absolument seul.

 

Évidemment, j’avais déjà été seul très souvent cette année.  Évidemment, quelque part, à deux heures d’avion, ma compagne m’attendais.  Évidemment, après une journée agitée comme celle-là, rien na valait une promenade dans les rues et les ruelles de la vieille ville, sans avoir besoin de parler à personne, à contempler la beauté qui m’entourait.  Mais la sensation qui est apparue était un sentiment de solitude oppressant, angoissant; je n’avais personne avec qui partager la ville, la promenade, les commentaires que j’aurais aimé faire.

 

J’ai attrapé le mobile que j’avais sur moi, finalement j’avais un bon nombre d’amis dans cette ville, mais il était trop tard pour appeler qui que ce soit.  J’ai envisagé la possibilité d’entrer dans un bar, de commander un verre, j’étais quasi certain que quelqu’un allait me reconnaître et m’inviter à m’asseoir à sa table.  Mais j’ai résisté à la tentation et j’ai voulu vivre ce moment jusqu’au bout, découvrant qu’il n’est rien de pire que de sentir que personne ne s’intéresse à notre existence ou à nos commentaires sur la vie, que le monde peut parfaitement continuer à marcher sans notre présence encombrante.

 

J’ai commencé à penser aux millions de personnes qui à ce moment-là se sentaient inutiles, misérables – si riches, charmantes, séduisantes soient-elles – parce que cette nuit elles étaient seules, qu’elles l’étaient hier et qu’elles le seraient probablement demain. Des étudiants qui n’ont trouvés personne avec qui sortir, des personnes âgées devant la télévision comme si c’était l’ultime salut, des hommes d’affaires dans leurs chambres d’hôtel, se demandant si ce qu’ils font a un sens, des femmes qui ont passé l’après-midi à se maquiller et à se coiffer pour aller dans un bar et faire semblant de ne pas être à la recherche d’une compagnie, voulant simplement se confirmer qu’elles sont encore attirantes; les hommes les regardent, engagent la conversation, et elles rejettent toute approche d’un air supérieur, car elles se sentent inférieures, elles ont peur que l’on ne découvre qu’elles sont mères célibataires, qu’elles ont un emploi minable, qu’elles sont incapables de parler de ce qui se passe dans le monde vu qu’elles travaillent du matin au soir pour subvenir à leurs besoins et n’ont pas le temps de lire les nouvelles du jours.

 

Des personnes qui se sont regardées dans le miroir et se trouvent laides, pensent que la beauté est fondamentale et se résignent à passer leur temps à regarder les magazines dans lesquels tout le monde est beau, riche et célèbre.  Des maris et des femmes qui viennent de dîner et aimeraient causer comme ils le faisaient autrefois, mais il y a d’autres préoccupations, d’autres choses plus importantes, et la conversation peut attendre jusqu’un lendemain qui n’arrive jamais.

 

Ce jour-là, j’avais déjeuner avec une amie qui venait de divorcer et me disait:  Maintenant, j’ai toute la liberté dont j’ai toujours rêvé.  C’est un mensonge!  Personne ne souhaite ce genre de liberté, nous voulons tous un engagement, quelqu’un qui soit à nos côtés pour voir les beautés de Genève, discuter de livres, d’interviews, de films, ou partager un sandwich parce qu’il n’y a plus d’argent pour en acheter deux. Il vaut mieux en manger la moitié d’un que le manger entier tout seul.  Il vaut mieux être interrompu par l’homme qui désire rentrer vitre chez lui parce qu’ily a un grand macth de foortball à la télévision, ou par la femme qui s’arrête devant une vitrine et s’arrête au milieu de son commentaire sur la tour de la cathédrale – que d’avoir Genève toute entière à soi, tout le temps et toute la tranquillité du monde pour la visiter.

 

Il vaut mieux avoir faim que de reste seul.  Parce que quand vous êtes seul – je ne parle pas de la solitude que nous choisissons mais de celle que nous sommes obligés d’accepter – c’est comme si vous ne faisiez plus partie de l’espèce humaine.

 

Le bel hôtel m’attendait de l’autre côté du fleuve, avec sa suite confortable, ses domestiques attentionnés, son service de toute première qualité, et je me sentais encore plus mal, car j’aurais dû être content, satisfait de tout ce que j’avais réussi.

 

Sur le chemin du retour, j’ai croisé d’autres personnes dans la même situation que moi, j’ai noté chez elles deux sortes de regards: arrogants quand elles voulaient feindre d’avoir choisi la solitude au coeur de cette belle nuit, ou tristes si elles avaient honte d’être seules.

 

Je raconte tout cela parce que je me suis souvenu récemment d’un hôtel à Amsterdam, d’une femme qui était près de moi, parlait avec moi, me racontait sa vie.  Je raconte tout cela parce que même si l’Ecclésiaste dit qu’il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre, le temps pour coudre laisse parfois des cicatrices très profondes.  Le pire, ce n’est pas de se promener dans Genève seul et misérable, c’est donner à une personne qui est près de vous l’impression qu’elle n’a pas la moindre importance dans notre vie.

 

Paolo Coelho, Zahir page 208