Tenzin Gyatso sera-t-il le dernier dalaï-lama? Par Henri Tincq

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Le XIVe dalaï-lama vient de jouer un bon tour aux Chinois: il veut abolir l‘institution séculaire pour empêcher Pékin de désigner son successeur et maintenir son joug sur le peuple tibétain.

C’est le dernier rebondissement –et le plus spectaculaire– dans le bras de fer qui, depuis cinquante ans et le soulèvement du Tibet, oppose à la Chine le XIVe dalaï-lama, icône mondiale de la liberté et de la non-violence. Dans un entretien au journal allemand Welt am Sonntag, le chef spirituel du Tibet, âgé de 79 ans –et qui, en 2011, avait déjà renoncé à tout pouvoir politique– a annoncé le 7 septembre qu’il était peut-être temps de saborder l‘institution du dalaï-lama, chef spirituel et temporel du Tibet, vieille de cinq siècles. «Si un XVe dalaï-lama venait et faisait honte à la fonction, toute l’institution en serait ridiculisée,a-t-il affirmé. Le XIVe dalaï-lama est aujourd’hui très aimé: laissez-nous en finir sur cette figure populaire.»

Telle est sa manière, cinglante et ironique, de couper l’herbe sous le pied des Chinois. Ceux-ci n’ont jamais fait mystère, en effet, de leur intention de désigner eux-mêmes, le jour venu, contre des procédures séculaires, le successeur de l’actuel dalaï-lama, figure honnie par eux car incarnation des espoirs de libération de tout un peuple annexé et asservi depuis 1950. Cette riposte de Tenzin Gyatso –son nom tibétain– a fait l’effet d’une bombe dans la «province autonome» du Tibet et chez une diaspora d’exilés, qui ne peut se résoudre à ce que l’institution du dalaï-lama soit rayée de la carte et qui ne se voit plus d’avenir sans l’aura de celui qui fut Prix Nobel de la paix en 1979 et donna au combat pour la libération de son pays un retentissement mondial.

Tenzin Gyatso sera-t-il donc le dernier dalaï-lama? L’homme à l’insondable sourire n’a jamais fait un tabou de sa retraite et d’une succession qui touche à l’identité même du Tibet et à une fonction, religieuse et politique, vénérée là-bas et respectée, en dehors de la Chine, dans le monde entier.

Ironie de l’histoire, c’est la Chine du XVIe siècle, alors dirigée par un souverain mongol, qui créa –en 1578– l’institution du dalaï-lama. A l’époque, le Tibet était une sorte de «protectorat» chinois. Le souverain mongol se prit de passion pour Sönam Gyatso, abbé d’un monastère, dont il fit son maître spirituel et à qui il conféra, pour la première fois dans l’histoire, le titre de dalaï-lama («océan de sagesse»).

Ce souverain décida même que ce moine serait le «troisième» dalaï-lama, chef d’une lignée qui aurait compté déjà deux enfants réincarnés! Et c’est plus tard, en 1642, que le «Grand Cinquième» dalaï-lama ajoutera à sa fonction religieuse celle de chef temporel du Tibet… Autant dire le caractère conjoncturel et historique de cette institution. Le dalaï-lama n’est pas le «pape» du bouddhisme, pas même de cette faction minoritaire qu’est le bouddhisme tibétain. L’actuel détenteur du titre en est le premier convaincu, qui n’a toujours vu d’avenir que dans une séparation des fonctions spirituelle et politique.

Institution théocratique et archaïque

Pour lui, la théocratie tibétaine doit être remplacée par une démocratie en bonne et due forme, en exil provisoire. Une démocratie qu’il a contribuée à forger depuis l’annexion chinoise. Il a créé des institutions –une assemblée élue, un Premier ministre– dont il espère qu’elles seront capables d’assurer, au-delà de sa mort, le gouvernement politique de sa communauté.

Le dalaï-lama reçoit le Nobel de la paix, en 1989.

En 2011, il a provoqué un coup de tonnerre en abdiquant politiquement. Il a renoncé à tous ses pouvoirs temporels, initiant un processus qui a abouti à l’élection (dans la diaspora en Inde) d’un «laïc» proche, Lobsang Sangay, devenu le chef politique du peuple tibétain, mais manquant de charisme et ne s’imposant jamais. Mais en démocratisant le système politique tibétain, le dalaï-lama avait porté un premier coup à une institution archaïque.

Allant plus loin, bousculant les siens, il remet aujourd’hui en question le système traditionnel de «réincarnation» dans le processus de succession. Ce qu’il vient de dire à la presse allemande, c’est que sa future réincarnation pourrait ne pas avoir lieu si le peuple tibétain décidait qu’elle n’a plus de raison d’être. Il faut réévaluer, dit-il, en fonction de la situation au Tibet, la façon dont cette institution du dalaï-lama doit se poursuivre et si elle doit se poursuivre. Déjà en 2011, à 76 ans, il déclarait:

«A l’âge de 90 ans, je consulterai les plus hautes instances bouddhistes tibétaines et les Tibétains, afin de réévaluer la pertinence de l’institution du dalaï-lama.»

Ses médecins pensent qu’il vivra jusqu’à 100 ans. Et lui-même a rêvé un jour qu’il mourrait à 113 ans!

Avec un humour grinçant –son arme favorite face à la tragédie–, le dalaï-lama évoque souvent, pour sa succession, la désignation d’un bouddhiste «occidental» ou d’une  femme, ou même l’hypothèse d’un «conclave» réunissant les plus hauts dignitaires tibétains. C’est un scénario extravagant auquel personne ne croit, pas même sans doute lui-même. Cet homme, qui est tout sauf naïf, sait trop bien à quoi ressemblera, après sa mort, la réaction de son peuple, en Chine et en exil, et celle des autorités chinoises. Aucun ne voudra laisser à l’autre la maîtrise de la succession. La disparition du quatorzième dalaï-lama sera suivie de l’une des plus sévères empoignades ayant jamais opposé ces deux peuples voisins et ennemis.

Stratégie chinoise

Les Chinois guignent depuis longtemps, avec impatience, la mort d’un personnage aussi encombrant que Tenzin Gyatso qui, par son ascendant sur les Tibétains, par sa résistance non-violente et par son rayonnement international, aura tant contribué à ternir l’image du régime. Et Pékin ne voudra laisser à personne d’autre que lui le soin de contrôler la désignation de son successeur.

Le gouvernement chinois fera tout pour empêcher
les Tibétains
de désigner eux-mêmes
leur prochain maître spirituel et politique

Cynique, le gouvernement chinois fera tout pour empêcher les Tibétains de désigner eux-mêmes leur prochain maître spirituel et politique. Si la «réincarnation» est maintenue par les Tibétains et si elle a lieu en Inde (ou en Occident), le régime chinois imposera un autre personnage à sa botte, soi-disant «reconnu» comme dalaï-lama, comme il l’a fait pour le panchen-lama, numéro deux dans la hiérarchie religieuse, devenu un simple fantoche.

On se souvient peut-être qu’à sa «reconnaissance» comme panchen-lama, en 1995 au Tibet, l’enfant de six ans, Gedhun Choekyi Nyima, avait été kidnappé et fait prisonnier par la police chinoise, afin d’être «rééduqué». Le monde entier, sans nouvelles de lui, s’est ému de cette histoire. Des plaintes régulières s’élèvent des Nations unies pour que la Chine libère «le plus jeune prisonnier politique du monde». Pendant ce temps, le panchen-lama fantoche,«reconnu» à la suite de manipulations dont les Chinois ont le secret, prêche à la population du Tibet en faveur de la reconnaissance de la Chine protectrice et bienfaitrice. Mais il n’est suivi par personne.

Un scénario presque analogue s’était produit pour la nomination du XVIIe karmapa, autre sommité du bouddhisme. Depuis, une rivalité oppose toujours dans le bouddhisme tibétainThayé Dorje, le karmapa imposé par Pékin, considéré comme un usurpateur par l’immense majorité des bouddhistes tibétains, et le karmapa légitime, Orgyen Trinley Dorje, 23 ans, reconnu en 1992 comme réincarnation du seizième karmapa, intronisé et protégé par l’actuel dalaï-lama. Sa fuite du monastère Tsurphu au Tibet, pour échapper à la main de fer chinoise, avait aussi ému le monde entier entre Noël 1999 et le premier jour de l’an 2000. Le jeune homme avait traversé à pied les montagnes gelées de l’Himalaya jusqu’à Dharamsala en Inde, capitale des Tibétains en exil.

Habileté politique

 

En 2011, l’abandon par le XIVe dalaï-lama de toutes ses charges politiques n’avait pas suffi à rassurer Pékin, et le doute n’est plus aujourd’hui permis. A sa mort, la Chine imposera son nouveau dalaï-lama et l’installera comme son représentant officiel à Lhassa, capitale de la province annexée du Tibet, berceau de toute la lignée, sur le même modèle que le panchen-lama qu’elle a déjà mis en place à Shigatse. Et, dans ce terrible bras-de-fer, le dalaï-lama encore vivant semble faire désormais le pari –c’est le sens de sa dernière déclaration– que, si l’institution est abolie et n’existe plus, Pékin n’osera pas choisir le XVe dalaï-lama.

Cela fait longtemps, en effet, que l’actuel chef spirituel du Tibet a constaté l’échec de «la voie du juste milieu» soutenue face à la Chine depuis son exil. Après avoir tenté en vain de convaincre Pékin de la nécessité de donner une part d’autonomie culturelle au Tibet –et non pas l’indépendance politique, qu’il ne réclame plus–, le dalaï-lama a assisté, impuissant, au fil des années, à l’aggravation de la répression dans son pays et aux tragiques immolations de moines et laïcs tibétains. L’appui et la sympathie de la communauté internationale, obtenus au cours d’inlassables visites à travers le monde, n’ont pas été suffisants pour obtenir une quelconque amélioration de la situation.

Dans les années 1980 avait déjà surgi le scénario selon lequel Tenzin Gyatso serait le dernier dalaï-lama. Un livre sorti sous ce titre de Michael. H. Goodman rapportait une ancienne prophétie tibétaine annonçant que le peuple tibétain perdrait à la fois son pays et son dalaï-lama, avant de les retrouver, mais que le XIVe dalaï-lama serait le dernier de la lignée. Cette hypothèse avait été accréditée dans ce livre par Tenzin Gyatso lui-même, expliquant qu’il envisageait de transmettre son titre de son vivant et d’interrompre ainsi la longue succession des reconnaissances traditionnelles des réincarnations des «tulku» (les maîtres spirituels).

Sa décision d’aujourd’hui remonte donc à loin et est mûrie de longue date. Elle signifie que le choix du dalaï-lama doit se faire en fonction de l’utilité, ou non, de cette institution sacrée. Il reste que la figure charismatique de cet homme reste indissociablement liée à la cause du Tibet, aussi bien pour la population qui continue de se battre contre l’oppression que pour sa diaspora en exil, et pour la communauté internationale habituée à associer dans une même représentation le chef spirituel, le leader politique et le peuple tibétain lui-même.

Henri Tincq

http://www.youtube.com/watch?v=kAK1dDqIMlM