L’information en direct

p1070254

Autrefois, j’aimais être assis sur mon balcon et observer la vie. Celle-ci m’intéressait.

   Jusqu’au jour où j’aperçus un passant qui boitait. De la jambe droite. Ce sont des choses qui arrivent.

   Au bout d’une heure, je le revis qui venait en sens inverse. Il continuait à boiter, mais cette fois de la jambe gauche. Ce sont des choses qui n’arrivent pas souvent.

   Lorsque, peu de temps après, je le vis passer sous mon balcon pour la troisième fois, boitant de nouveau de la jambe droite, je commençai à être étonné.

   Lorsqu’il repassa en boitant de la jambe gauche, je n‘y tins plus. Je sortis dans la rue en courant, le rattrapai et lui demandai poliment :

   – Excusez-moi de vous importuner, mais je vous observe et je ne vous comprends pas. Pourquoi boitez-vous une fois de la jambe droite, une fois de la jambe gauche ?

   – Moi ? C’est impossible.

   – Mais enfin, j’ai vu.

   – Vous m’avez vu, moi ?

   – J’ai tout de même des yeux.

   – Quand m’avez-vous vu ?

   – Pour la dernière fois, il y a environ une demi-heure.

   – Et où est-ce que j’allais?

   – Là-bas…

   Et je lui indiquai la direction d’où il était venu.

   – Ça y est, je l’ai ! s’écria-t-il, et il repartit dans cette direction en boitant.

   Je restai là dans la rue quelques instants à méditer sur ce mystère de la vie. je m’apprêtais à rentrer chez moi lorsque le boiteux surgit du côté où il avait disparu, boitant cette fois de la jambe droite. Oui, de la droite, le doute n’était pas permis, et plus de la gauche. Une fois encore de la droite. Et il passa près de moi comme si de rien n’était, comme s’il ne me connaissait pas, comme si nous n’avions pas discuté un instant auparavant.

   C’en était trop. Je lui tombai dessus et le saisis par le bras.

   – Ah, non alors! Cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Pourquoi vous remettez ça avec la droite maintenant ? Et puis, qu’est-ce que tout ça veut dire ?

   – Lâchez-moi ou j’appelle la police !

   – Eh bien, oui, mais faites donc ! Je suis membre de la société, or la société a droit à l’information ! Je vous traînerai en justice ! Il faut de la transparence, et si vous refusez de me dire ce qui se passe vraiment, je deviendrai fou et vous serez tenu pour responsable ! Vous devrez couvrir les frais de soins médicaux ! Vous devrez répondre devant la société !

   – Calmez-vous. Il y a de fortes chances pour vous ayez aperçu mon frère jumeau. On n’arrive pas à faire la différence entre nous et nous avons le même caractère. Nous nous sommes querellés ce matin, il m’a donné un coup de pied et m’a blessé à la jambe droite, alors moi aussi je lui ai donné un coup de pied et je l’ai blessé à la gauche. Ensuite je suis rentré chez moi prendre une hachette – ce disant, il sortit de sous son bras une belle hache, me la montra et la remit sous son bras –, et maintenant je le cherche, parce que nous n’avons pas terminé notre discussion. Mais je n’arrive pas à le trouver, parce que de toute évidence lui aussi me cherche, et nous n’arrêtons pas de nous croiser. Où est-ce qu’il a pu aller?

   – Là d’où vous venez.

   – Je vous remercie infiniment.

   Et il repartit.

   Moi aussi, je repartis, mais chez moi. Et plus sur le balcon désormais. Maintenant je suis assis dans ma cuisine, car plus rien ne m’intéresse spécialement. La vie est toute simple ; c’est seulement mon imagination qui la complique inutilement.

Slawomir Mrożek, L’Arbre

Une chanson de Daniel Bélanger – La télévision

 

2 réflexions sur “L’information en direct

Laisser un commentaire