Journal de voyage d’Alexandra David-Neel

Alexandra David-Neil

Le jour où l’on renonce à manger du poulet c’est qu’on y tient plus beaucoup ou que l’on préfère à la saveur du poulet, celle des principes au nom desquels on y renonce. » Vérité absolue. Et tout l’enseignement du Bouddha est là. Il n’a jamais demandé aux gens […], de se mutiler moralement ou physiquement par la renonciation. Il leur a simplement dit de regarder, d’analyser, de se rendre compte de la valeur des choses et de se décider ensuite. Le bouddhiste ne renonce qu’à ce à quoi il ne tient plus parce qu’il en a mesuré le vide, le néant.

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Il fait froid et triste quand on demande aux êtres de vous être un soutient, de vous réchauffer, d’alléger le fardeau de misère inhérente à toute existence. Nul d’eux n’a réellement le souci de le faire, nul d’eux ne le peut vraiment. C’est en soi qu’il faut cultiver la flamme qui réchauffe, c’est sur soi qu’il faut s’appuyer.

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Jamais on n’est un grand homme pour ses intimes.

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Les êtres ont droit au bonheur, si l’on peut parler de droit ici. Je veux dire qu’ils ont l’instinct du bonheur comme ils ont celui de manger, car qu’est-ce que le bonheur sinon la satisfaction, d’un besoin de notre organisme, besoin matériel ou mental. Nous sommes absurdes de trouver mauvais que tel être cherche son bonheur de telle manière qui correspond à l’étoffe dont il est fait. Les vieux principes, la hiérarchie des pensées et des actes, toute l’échelle du Bien et du Mal nous tient trop encore et les plus affranchis d’être nous ne peuvent guère se défendre de jauger selon leur catalogue propre les gestes d’autrui. Oh! les dogmes, les devoirs, l’idéal, quelles sources de tortures!… On veut être ceci, on veut que ceux qui vous approchent soient cela et, ni soi ni les autres ne ressemblent aux modèles rêvés… Alors c’est la contradiction perpétuelle et comme l’animal, pourvu qu’il ait sa ration suffisante de satisfactions animales, tient à continuer sa vie, on continue à vivre rongé, dévoré, désolé d’une échéance illusoire et insupportable à autrui…

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Pour l’instant je reste ensorcelée, j’ai été au bord d’un mystère… Et je ne suis pas la seule. Ici tous les Européens subissent l’étrange fascination. On dit « le Tibet » presque à voix basse, religieusement, avec un peu de crainte… Oui, je vais en rêver longtemps, toute ma vie, et un lien restera entre moi et cette contrée des nuages et des neiges.

Alexandra David-Neel dans Journal de voyage Tome 1: Lettres à son mari

Une pièce musicale d’Eric Aron – Himalaya

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