Vision d’Ivan Tourgueniev

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Rien de plus agréable que de rester ainsi couché sous-bois, le regard en l’air ! On croit contempler une mer immense qui s’éploie au-dessous de vous ; loin de sortir de terre, les arbres vous paraissent les racines de plantes gigan­tesques qui tombent à pic dans les eaux cristallines ; le feuillage prend ici une transparence d’émeraude, là des tons opaques, mordorés.

Quelque part, très loin, une petite feuille immobile prolonge un rameau effilé sur un lambeau d’azur ; à côté, une autre s’agite d’un mouvement qui semble spontané et rappelle le jeu d’une nageoire. Pareils à de féeri­ques îles sous-marines, de blancs nuages voguent et disparaissent lentement.

Et soudain, cette mer, cet éther radieux, ces feuilles et ces branches inondées de soleil, tout ruisselle, tout frissonne d’un éclat fugitif ; un bruissement frais s’élève, semblable au léger clapotis d’une houle subite. Immobile, vous contemplez ce spectacle : aucun mot ne saurait tendre la douceur, la joie, la quiétude qui vous pénètrent. La nue profonde appelle sur vos lèvres un sourire aussi chaste qu’elle ; en même temps que la file des nuages au ciel, se déroule en votre âme la lente théorie des souvenirs heureux ; on a l’impression que le regard plonge toujours plus avant et vous entraîne à sa suite vers cet abîme calme et rayonnant ; et l’on ne peut s’arracher à cette profondeur, à cette immensité…

*

Je lui dis adieu d’un signe de tête et m’en fut tout le long de la rivière embrumée. Je n’avais pas encore fait deux verstes que déjà la large prairie humide, les coteaux qui verdoyaient devant moi, la longue route qui poudroyait derrière, les buissons étincelants, la rivière qui bleuissait pudiquement sous son voile de brouillard, tout le pays s’illumina : la jeune et chaude lumière se déversa en flots d’abord roses, puis rouges, puis dorés. Tout s’agita, s’éveilla, se mit à chanter, à bruire, à vibrer. De tous côtés des diamants s’allumèrent sur les gouttes de rosée.

Ivan Tourgueniev dans Mémoires d’un chasseur

Une pièce musicale de Beethoven – 6e Symphonie  Pastorale

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