L’intranquillité

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Considérer notre plus profonde angoisse comme un incident sans importance, non seulement dans la vie de l’univers, mais encore dans celle de notre âme, c’est le début de la sagesse. Le penser pleinement, au beau milieu de cette angoisse, c’est là la sagesse totale. Au moment où nous souffrons, la douleur humaine nous paraît infinie. Mais la douleur humaine n’est pas infinie, car rien d’humain n’est infini, et notre douleur ne possède pas d’autre valeur que d’être la nôtre.

Que de fois il m’est arrivé – sous le poids d’un ennui qui paraît proche de la folie, ou d’une angoisse qui paraît plus vaste qu’elle encore – de m’arrêter net, hésitant, avant de me révolter, et d’hésiter, m’arrêtant net, avant de me diviniser.

Ah ! non, il n’est pas vrai que la vie soit douloureuse, ou qu’il soit douloureux de penser à l’existence. La vérité, c’est que notre douleur n’est grave et sérieuse que lorsque nous prétendons qu’elle l’est. Si nous restons naturelles, elle passera comme elle est venue, et se flétrira tout comme elle a poussé. Tout est néant, y compris notre douleur.

J’écris tout cela sous l’oppression d’un ennui qui semble déborder de toutes parts, ou avoir besoin d’un lieu plus vaste que mon âme pour y tenir à l’aise ; sous une oppression de tous et de tout, qui me prend à la gorge et me rend fou ; d’un sentiment physique de l’incompréhension générale, qui m’angoisse et qui m’écrase. Mais je lève la tête vers le ciel bleu et indifférent, je tends mon visage au vent et à son inconsciente fraîcheur, je baisse les paupières après avoir vu, j’oublie mon visage après avoir senti. Je n’en sors pas meilleur, mais différent. Me voir me délivre de moi. Pour un peu, je sourirais : non que je me comprenne mieux mais, étant à présent différent, j’ai cessé de pouvoir me comprendre. Très haut dans le ciel, comme un néant rendu visible, un nuage minuscule signe de sa blancheur un oubli de l’univers tout entier.

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La beauté d’un corps nu n’est sensible qu’aux races qui vont vêtues.

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Éternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers ? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers.

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Quel autre serais-je aujourd’hui, si l’on m’avait donné cette tendresse qui vient du fond du ventre, et qui monte jusqu’aux baisers posés sur un petit visage.

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L’inconscience est le fondement de la vie. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait.

Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa

Une pièce musicale d’Antonio Vivaldi : La Follia