La ruche prospère

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Voici une fable écrite par Bernard de Mandeville en 1714 qui nous incite à regarder le monde d’aujourd’hui avec une autre perspective.  Est-ce que notre quête de la vertu est compatible avec notre société de consommation? Une fable simple, un point de vue très différent. Vraiment intéressant.

Une chanson intéressante à la fin.

Pour veux qui veulent entendre la fable dans son intégralité, voici http://www.dailymotion.com/video/x176zlr

Une vaste ruche bien fournie d’abeilles,

Qui vivait dans le confort et le luxe,

Et qui pourtant était aussi illustre pour ses armes et ses lois,

Que pour ses grands essaims tôt venus,

Était aux yeux de tous, la mère la plus féconde

Des sciences et de l’industrie.

Jamais abeilles ne furent mieux gouvernées,

Plus inconstantes, ou moins satisfaites.

Elles n’étaient pas asservies à la tyrannie

Ni conduites par la versatile démocratie,

Mais par des rois, qui ne pouvaient mal faire, car

Leur pouvoir était limité par des lois.

[…]

On se pressait en foule dans la ruche féconde,

Mais ces foules faisaient sa prospérité.

Des millions en effet s’appliquaient à subvenir

Mutuellement à leurs convoitises et à leurs vanités,

Tandis que d’autres millions étaient occupés

À détruire leur ouvrage.

Ils approvisionnaient la moitié de l’univers,

Mais avaient plus de travail qu’ils n’avaient d’ouvriers.

Quelques-uns avec de grands fonds et très peu de peines,

Trouvaient facilement des affaires fort profitables,

Et d’autres étaient condamnés à la faux et à la bêche,

Et à tous ces métiers pénibles et laborieux,

Où jour après jour s’échinent volontairement des misérables,

Épuisant leur force et leur santé pour avoir de quoi manger.

Tandis que d’autres s’adonnaient à des carrières.

Où on met rarement ses enfants en apprentissage,

Où il ne faut pas d’autres fonds que de l’effronterie,

Et où on peut s’établir sans un sou,

Comme aigrefin, pique-assiette, proxénète, joueur,

Voleur à la tire, faux-monnayeur, charlatan, devin,

Et tous ceux qui, ennemis

Du simple travail, se débrouillent

Pour détourner à leur profit le labeur

De leur prochain, brave homme sans défiance.

On appelait ceux-là des coquins, mais au nom près

Les gens graves et industrieux étaient tous pareils ;

Dans tous les métiers et toutes les conditions il y avait de la fourberie,

Nul état n’était dénué d’imposture.

[…]

C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vice,

Le tout était cependant un paradis.

Cajolées dans la paix, et craintes dans la guerre,

Objets de l’estime des étrangers,

Prodigues de leur richesse et de leur vie,

Leur force était égale à toutes les autres ruches.

Voilà quels étaient les bonheurs de cet État ;

Leurs crimes conspiraient à leur grandeur,

Et la vertu, à qui la politique

Avait enseigné mille ruses habiles,

Nouait, grâce à leur heureuse influence,

Amitié avec le vice. Et toujours depuis lors

Les plus grandes canailles de toute la multitude

Ont contribué au bien commun.

Voici quel était l’art de l’État, qui savait conserver

Un tout dont chaque partie se plaignait.

C’est ce qui, comme l’harmonie en musique

Faisait dans l’ensemble s’accorder les dissonances.

Des parties diamétralement opposées

Se prêtent assistance mutuelle, comme par dépit,

Et la tempérance et la sobriété

Servent la gourmandise et l’ivrognerie.

La source de tous les maux, la cupidité,

Ce vice méchant, funeste, réprouvé,

Était asservi à la prodigalité,

Ce noble péché, tandis que le luxe

Donnait du travail à un million de pauvres gens,

Et l’odieux orgueil à un million d’autres.

L’envie elle-même, et la vanité,

Étaient serviteurs de l’application industrieuse ;

Leur folie favorite, l’inconstance

Dans les mets, les meubles et le vêtement,

Ce vice bizarre et ridicule, devenait

Le moteur même du commerce.

Nous voulons de l’honnêteté

Il ne se commettait pas la moindre erreur,

La moindre entorse au bien public,

Que tous ces pendards ne s’écrient effrontément :

« Grands dieux! Si seulement nous avions de l’honnêteté! »

Mercure souriait de cette impudence.

Et d’autres trouvaient absurde

D’invectiver sans cesse contre ce qu’ils aimaient tant.

Mais Jupiter transporté d’indignation.

Finit par jurer dans sa colère « Qu’il débarrasserait

Cette ruche braillarde de la malhonnêteté ».

C’est ce qu’il fit. À l’instant même celle-ci disparaît

Et l’honnêteté emplit leur cœur.

Là elle leur montre, tel l’arbre de la connaissance,

Des crimes qu’ils ont honte d’apercevoir.

Et que désormais en silence ils avouent

En rougissant de leur laideur.

Comme des enfants qui voudraient bien cacher leurs fautes.

Mais qui par la couleur de leurs joues découvrent leurs pensées,

S’imaginant, quand on les regarde,

Qu’on voit tout ce qu’ils ont fait.

Le déclin

Mais, ô dieux! Quelle consternation,

Quel immense et soudain changement!

En une demi-heure, dans toute la nation,

Le prix de la viande baissa d’un sou par livre.

L’hypocrisie a jeté le masque

Depuis le grand homme d’État jusqu’au rustre.

[…]

Regardez maintenant cette ruche glorieuse, et voyez

Comment l’honnêteté et le commerce s’accordent.

La splendeur en a disparu, elle dépérit à toute allure,

Et prend un tout autre visage.

Car ce n’est pas seulement qu’ils sont partis,

Ceux qui, chaque année, dépensaient de vastes sommes,

Mais les multitudes qui vivaient d’eux

Ont été jour après jour forcées d’en faire autant.

[…]

À mesure que l’orgueil et le luxe décroissent,

Graduellement ils quittent aussi les mers.

Ce ne sont plus les négociants, mais les compagnies

Qui suppriment des manufactures entières.

Les arts et le savoir-faire sont négligés.

Le contentement, ruine de l’industrie.

Les remplit d’admiration pour l’abondance de biens tout simples

Sans en chercher ou en désirer davantage.

Il reste si peu de monde dans la vaste ruche.

Qu’ils ne peuvent en défendre la centième, partie

Contre les assauts de leurs nombreux ennemis.

Ils leur résistent vaillamment.

Puis enfin trouvent une retraite bien défendue,

Et là se font tuer ou tiennent bon.

Il n’y a pas de mercenaire dans leur armée,

Ils se battent bravement pour défendre leur bien ;

Leur courage et leur intégrité

Furent enfin couronnés par la victoire.

Ils triomphèrent non sans pertes,

Car des milliers d’insectes avaient été tués.

Endurcis par les fatigues et les épreuves,

Le confort même leur parut un vice,

Ce qui fit tant de bien à leur sobriété

Que, pour éviter les excès,

Ils se jetèrent dans le creux d’un arbre,

Pourvus de ces biens : le contentement et l’honnêteté.

Le vice est aussi nécessaire à l’État,

Que la faim l’est pour le faire manger.

Morale

Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent

Rendre honnête une grande ruche.

Jouir des commodités du monde,

Être illustre à la guerre, mais vivre dans le confort

Sans de grands vices, c’est une vaine

Utopie, installée dans la cervelle.

Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,

Si nous voulons en retirer le fruit.

La faim est une affreuse incommodité, assurément,

Mais y a-t-il sans elle digestion ou bonne santé?

Est-ce que le vin ne nous est pas donné

Par la vilaine vigne, sèche et tordue?

Quand on la laissait pousser sans s’occuper d’elle,

Elle étouffait les autres plantes et s’emportait en bois ;

Mais elle nous a prodigué son noble fruit,

Dès que ses sarments ont été attachés et taillés.

Ainsi on constate que le vice est bénéfique,

Quand il est émondé et restreint par la justice ;

Oui, si un peuple veut être grand,

Le vice est aussi nécessaire à l’État,

Que la faim l’est pour le faire manger.

La vertu seule ne peut faire vivre les nations

Dans la magnificence ; ceux qui veulent revoir

Un âge d’or, doivent être aussi disposés

À se nourrir de glands, qu’à vivre honnêtes.

Bernard de Mandeville dans la Fable des abeilles

Une chanson de Rupa and the April Fishes – Les abeilles

Les paroles sur https://genius.com/Rupa-and-the-april-fishes-les-abeilles-lyrics

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