Mirages du réel

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Trinh Xuan Thuan – J’adhère moi-même au point de vue de Heisen­berg. Je l’ai déjà dit, les expériences ont toujours donne raison à la mécanique quantique et elle n’a jamais été prise en défaut. Einstein faisait fausse route, et son réalisme matérialiste est intenable. D’après Bohr et Hei­senberg, quand nous parlons d’atomes ou d’électrons, nous ne devons pas imaginer des entités réelles existant par elles-mêmes, avec des propriétés bien définies comme la position ou la vitesse, et traçant des trajectoires elles aussi définies. Le concept d’« atome » n’est qu’un moyen commode pour relier en un schéma logique et cohérent diverses observations. Bohr parlait ainsi de l’impossibilité d’aller au-delà des faits et résultats des expériences et mesures : « Notre description de la nature n’a pas pour but de révéler l’essence réelle des phénomènes, mais simplement de découvrir autant que possible les relations entre les nombreux aspects de notre existence. »

Matthieu Ricard – Il rejoint François Jacob lorsque celui-ci affirme : « Il parait donc clair que la description de l’atome donnée par le physicien n’est pas le reflet exact et immuable d’une réalité dévoilée. C’est un modèle, une abstraction, le résultat de siècles d’efforts de physi­ciens qui se sont concentrés sur un petit groupe de phénomènes pour construire une représentation cohérente du monde. La description de l’atome parait être autant une création qu’une découverte. » Cela n’empêche pas la plupart des gens de s’imaginer les atomes comme des petites boules qu’ils pourraient saisir s’ils disposaient d’instruments suffisamment petits.

Trinh Xuan Thuan – Schrodinger nous met en garde contre une telle matérialisation de l’atome et de ses constituants : « Il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents. »

Matthieu Ricard – Le cercle de feu créé devant nos yeux par la rotation rapide d’une torche n’est pas un « objet ». Le monde des phénomènes est constitué d’événements qui ne peuvent demeurer identiques à eux-mêmes pendant deux instants consécutifs, faute de quoi ils seraient figés pour toujours. Ces instants, étant ponctuels, n’ont pas de durée, et ces événements ne peuvent donc avoir d’existence propre. Rien ne permet donc d’affirmer qu’on connaîtra un jour l’ensemble des caractéristiques de l’événement « particule », car celui-ci nous apparaît de telle ou telle façon par Ie jeu de l’interdépendance, synonyme de « vide d’existence propre ».

Le point important, ici, est que les caractéristiques apparentes des phénomènes ne leur appartiennent pas en propre. Lorsqu’on dit, par exemple, que la masse équivaut à l’énergie et peut se transformer en elle, cela revient bien à exprimer que la masse n’ est pas une propriété indissociable de l’événement particule.

Trinh Xuan Thuan – Oui, la nature de la matière, comme celle de la lumière, n’est pas immuable. L’énergie peut être convertie en matière, comme cela se produit constamment dans les accélérateurs de particules. Cette énergie peut provenir d’une masse (d’après la fameuse formule d’Einstein E = mc2) ou d’un mouvement. Dans le dernier cas, cela veut dire que la propriété d’un objet peut être convertie en objet. Inversement, la matière peut être convertie en énergie : c’est par exemple ce qui fait que le Soleil brille. C’est en convertissant une toute petite fraction de sa masse d’hydrogène (0,7 %) en lumière (des photons) que notre astre alimente et nourrit la vie sur Terre.

Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan dans L’infini dans la paume de la main

 Une pièce musicale de Mike Oldfield – Tubular bells

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