Des phénomènes interdépendants

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On trouve dans les textes bouddhiques l’histoire de deux aveugles qui voulaient qu’on leur explique les couleurs. À l’un d’eux on répondit : « Le blanc, c’est la couleur de la neige. » L’aveugle prit une poignée de neige et conclut que le blanc était « froid ». A l’autre on raconta que le blanc était la couleur des cygnes, et il écouta le bruissement des ailes d’un cygne qui volait, pour conclure que le blanc faisait « frou-frou »…

Lorsque nous percevons un phénomène, nous sommes conscients que nombre de ses attributs sont liés à la perception que nous en avons, car le même objet ou la même personne peuvent être perçus comme étant agréables ou désagréables, beaux ou laids. Nous pensons néanmoins que certains caractères spécifiques de l’objet existent en eux-mêmes et définissent sa vraie nature, telle qu’elle existe derrière le voile auquel s’arrêtent nos sens. Or, aucun de ces caractères ne résiste à une analyse critique ni ne permet de définir la réalité ultime d’un phénomène.

L’électron, par exemple, peut être considéré comme une onde ou comme une particule, deux entités parfaitement antinomiques. On peut aussi le décrire par des quantités chiffrées fournies par des appareils de détection ou des calculs mathématiques sa masse, sa charge, sa vitesse, son spin, etc. De ces différents caractères ou paramètres, on ne peut raisonnablement en considérer aucun comme décrivant la nature ultime de ce qu’on appelle « électron ». Ces caractères ne se révèlent qu’en dépendance avec d’autres facteurs, tels que les méthodes et les instruments d’observation, sans parler de l’observateur lui-même. La nature ultime de la réalité, si tant est que cette abstraction existe, nous est, pour reprendre Henri Poincaré, « à jamais inaccessible ». Les lois mathématiques ne peuvent que définir des propriétés dépendant elles-mêmes des postulats sur lesquels reposent ces lois.

Il n’est pas question de nier la réalité observable telle que nous la voyons, ni de prétendre qu’elle n’existe pas en dehors de l’esprit. Ce que nous voulons dire, c’est qu’il n’y a pas de réalité « en soi ». S’il est un mot clé pour décrire la réalité, c’est bien celui d’interdépendance. Les phénomènes existent uniquement en dépendance avec d’autres phénomènes. Cela est vrai des particules atomiques comme des instants de conscience. La « vacuité » du bouddhisme, qui fit reculer les beaux esprits du siècle dernier saisis par la crainte du néant, n’est pas l’absence ou l’inexistence des phénomènes, mais les phénomènes eux-mêmes. Ce dont ils sont vides, ce n’est pas d’une réalité relative, conventionnelle, mais d’une existence propre, permanente et autonome.

Alan B Wallace dans Science et Bouddhisme

Une pièce musicale de Jóhann Jóhannsson – ‘Flight From The City