Le roi sage

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Un roi, puissant et sage à la fois, gouvernait jadis la ville de Wirani. Ses sujets le craignaient pour sa puissance et l’aimait pour sa sagesse. Au cœur de cette ville, il y avait un puits dont l’eau était fraîche et cristalline. Tous les habitants de la ville en buvaient, même le roi et ses courtisans; car il n’y avait pas là d’autre puits. Une nuit, alors que tout le monde dormait, une sorcière pénétra dans la ville et laissa tomber dans le puits sept gouttes d’un liquide étrange en disant : « Tous ceux qui, à présent, boiront de ce puits deviendront fou. » Le lendemain, tous les habitants de la ville, excepté le roi et son chambellan, burent de cette eau et devinrent fous, comme la sorcière l’avait prédit. Et tout le long de ce jour-là, les habitants de la ville cheminaient dans les rues étroites et sur les places de marché en chuchotant les uns aux autres : « Le roi est fou. Notre roi et son chambellan ont perdu la raison; nous refusons d’être gouvernés par un roi fou. Il faut le détrôner. » Ce soir-là, le roi fit remplir un gobelet doré de l’eau du puits. Et quand on le lui présenta, il y but longuement et le donna à son chambellan qui fit de même. Grande fut la réjouissance du peuple dans la ville lointaine de Wirani : le roi et son chambellan avaient, en effet, recouvré la raison.

*

Durant l’heure la plus tranquille de la nuit, comme je m’assoupissais dans un demi-sommeil, mes sept Moi s’assirent ensemble et conversèrent en chuchotant.

Premier Moi : ici, dans ce fou, j’ai vécu toutes ces années, j’ai renouvelé sa peine le jour et récréé sa douleur la nuit. Maintenant, je n’arrive plus à supporter mon destin davantage, et je me rebelle.

Second Moi : ton lot vaut mieux que le mien frère, puisque mon sort est d’être le « moi » joyeux de ce fou. Je ris de ses rires et chante ses heures de joie, avec mes trois pieds ailés, je danse pour ses plus brillantes pensées. C’est à moi de me rebeller contre ma triste existence.

Troisième Moi : et moi alors ! le « moi » de l’amour défait, le tison brûlant de la passion sauvage et des désirs fantastiques ? Je suis le « moi » de l’amour malade, je dois me rebeller contre ce fou.

Quatrième Moi : parmi vous tous, je suis le plus misérable, rien d’autre ne m’a été donné que la haine odieuse et l’aversion destructive. Je suis le « moi »-tempête, le « moi » né dans les profondeurs noires de l’Enfer ; c’est à moi de protester ; à moi de ne pas servir ce fou.

Cinquième Moi : je suis le « moi » penseur, le « moi » fantasque, le « moi » de la faim et de la soif, celui qui est condamné à errer sans repos à la recherche de choses inconnues et de choses incréées ; c’est à moi de me rebeller et non à vous.

Sixième Moi : je suis le « moi » travailleur, l’homme de peine pitoyable, celui qui, avec des mains patientes et les yeux de l’envie, façonne les jours en image et donne aux éléments sans forme leurs formes nouvelles et éternelles – c’est moi, le solitaire, qui devrais me révolter contre ce fou.

Septième Moi : comme c’est étrange que vous vouliez tous vous rebeller contre cet homme parce que chacun de vous a une tâche fixée d’avance. Ah ! si je pouvais être l’un d’entre vous ; un « moi » au sort déterminé ! Mais je n’en ai aucun ! Je suis le « moi » qui ne fait rien, celui installé dans le mutisme stérile et vide du nulle part et du jamais, pendant que vous êtes occupés à recréer la vie. Est-ce à vous ou à moi, voisins, de vous rebeller ?

Quand le Septième Moi eut fini de parler, les six autres Moi le regardèrent avec compassion, mais ne dirent plus rien ; et comme la nuit devenait plus profonde, l’un après l’autre, ils s’endormirent plongés dans une nouvelle et heureuse soumission. Mais le Septième Moi demeura réveillé et continua à fixer le néant qui est derrière toute chose.

Khalil Gibran dans Le fou

Une pièce musicale In The Mood For Love – Song Yumeji’s theme Shigeru Umebayashi

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