Passagère du silence

ImAGE enfants tibétains

J’ai partagé de beaux moments avec les Tibétaines. Ce sont des femmes drôles, vives, intelligentes. Les plus jeunes n’arrêtaient pas de s’amuser et adoraient me taquiner. Elles m’emmenaient au bord des rivières, m’expliquaient comment me laver, me dérobaient mes vêtements quand j’étais au beau milieu de l’eau, ce qui me mettait très en colère. Nous finissions toujours par en rire ensemble. Je ne sais pas pourquoi mais la vie, là-haut, était un bonheur sain et authentique. Pourtant, tout y était dur, aride, et les nuits étaient glacées.

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Ils avaient été à deux doigts de sombrer dans la folie, usés par une agression quotidienne absurde, souvent incompris de leurs proches, regardés avec honte par leurs propres enfants, critiqués avec acharnement pendant des années ; leurs biens, rouleaux anciens, bibliothèques savantes, brûlés ; eux-mêmes battus et torturés, et pourquoi ? Parce qu’ils peignaient ? Parce qu’ils étaient poètes ? Parce qu’ils osaient parler de l’insaisissable et, par la voie des arts, se libérer des entraves ? Aujourd’hui, dans la grande « Chine ouverte », ils restaient des laissés pour compte, des bannis de la terre pour n’avoir cessé d’aimer la peinture, les pensées poétiques et philosophiques, la contemplation inlassable des merveilles de la nature. Quand j’arrivais, je trouvais toujours le vieux Lu Yanshao seul, perdu dans ses pensées, ultime ilot de survie dans un environnement qui l’avait oublié.

Comment exprimer le profond désarroi ressenti à rencontrer ces derniers maillons de la chaîne de l’histoire de la peinture, ces passeurs d’éternité, ces héritiers du patrimoine de l’humanité ? Comment expliquer qu’à ce degré de connaissance, de détachement absolu presque imposé par le régime totalitaire, ils avaient atteint une universalité puissante, En leur compagnie, j’oubliai complètement qu’ils étaient chinois alors que je me trouvais au coeur même de la spécificité chinoise. Avec eux, d’emblée, les barrières culturelles tombaient, celles-là mêmes auxquelles je m’étais douloureusement heurtée.

Fabienne Verdier dans Passagère du silence : Dix ans d’initiation en Chine

Une pièce musicale de Yungchen Lhamo – Happiness is..

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