L’inouï

ImAGE soleil arbre

On ne « choisit » pas, à rigoureusement parler, de prêter l’oreille à l’inouï, puisque de cet inouï on ne sait rien d’avance et qu’il ne peut donc aucunement entrer en balance. Mais on peut oser s’y décider (ou décider de l’oser) : par ce qu’il implique en lui-même de rupture, oser est affaire de décision, sans choix possible.

C’est même selon cette décision, oser ou non, que ne cesse de se partager l’humanité, en tout homme comme entre les hommes. Il y a l’humanité qui se décide – se risque – à affronter l’inouï et l’autre. Il y a celle qui franchit le pas et s’ouvre au vertigineux que recouvre une si lassante banalité.

Comme il y a l’humanité résignée, prudente ou peureuse, qui n’ose pas : qui fait semblant de ne jamais entendre cet inouï et bientôt effectivement ne l’entend plus. Celle-ci se replie confortablement sur la normalité de l’étale, sa conformité rassurante. Même la mort fracturant l’étale de la vie, elle a tôt fait de la ranger, autant qu’elle peut, dans la naturalité ou bien la fatalité, dans l’anecdotique ou l’indécent, afin d’en recouvrir désespérément la rupture. La vie, comme la parole, elle la rabat d’emblée dans le déjà dit – déjà vécu – déjà pensé, imposant son plafond bas à l’expérience et ratant d’avance toute possibilité d’existence. Elle n’a plus soupçon d’un possible inouï ou, quand elle le frôle, elle l’esquive et s’en prémunit par autant de fortifications de sable, à quoi lui serve les intérêts de pouvoir et d’argent, les ambitions sans audace et tous les jeux rusés de la société.

François Jullien dans L’inouï

Une pièce musicale de Yuja Wang – Rachmaninov: Prelude in G Minor, Op. 23, No. 5

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