Rendre le monde indisponible

Terre

Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes – pas seulement les enfants – éprouvent l’ardent désir de la voir tomber, en particulier à Noël. De nombreuses semaines à l’avance, on harcèle les météorologues jusqu’à ce qu’ils nous répondent : y aura-t-il des flocons cette année ? Quelle en est la probabilité ? Et, bien entendu, les tentatives de rendre la neige disponible ne manquent pas : les stations de sports d’hiver font leur publicité en promettant des pistes blanches et certifient leur domaine « enneigement garanti ». Elles y contribuent à l’aide de canons à neige et mettent au point de la neige artificielle qui tient encore à 15 °C au-dessus de zéro.

Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort.

Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous « regarde » pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière.

Hartmut Rosa Rendre le monde indisponible

Une pièce musicale Michel Pépé -Terra Incognita

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