L’antivoyage

Étrange bout du monde, Bali, où l’on fait flamber les os des morts en les fourrant dans le ventre de lions en carton, où toute la population des villages reste des nuits entières à regarder le théâtre d’ombres, le wayang-kulit, à la lumière de la pleine lune, comme d’autres la télévision. Alors j’y vais, je fonce devant moi pour aller chercher le dernier rayon vert du soleil sur la mer des Tropiques et celui des yeux de Coulino, ma tendre et infidèle sœur de voyage, avec l’impression que je suis vraiment sur le point d’arriver quelque part, dans un port tiède et parfumé où je pourrai jeter l’ancre.

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Cette nourriture-là (le curry) n’est vraiment pas pour les enfants. On devrait censurer le curry comme on interdit les films ou on cache les livres aux yeux et aux oreilles non avertis ; elle est forte et défonçante comme une jouissance, brûlante comme la douleur, traitre comme une drogue, torturante comme un poison délicieux, elle fait suer, rougir, pâlir, changer de sens la circulation du sang et carburer à mort le métabolisme. Une vraie révolution organique.

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J’ai vu Devi l’épouse de Civa laver sa culotte dans les fontaines de Katmandou, Kâli la noire s’épouiller avec la minutie d’une mère babouin, Radhâ la bergère chiquer le bétel et cracher par terre des jets de salive rouges, les bayadères d’Anghor continuer leur ronde déhanchée à Bangkok le long de Patpong Road et faire le tapin à Klong Toï, j’ai filé cent baths à Lakshimi sortie de sa mer de lait pour me masser le dos au Takara Palace, j’ai croisé le fatal regard de la princesse Sita parmi les beautés en cage d’un bordel de Bombay, les apsaras de Khajurâho ont dansé rien que pour moi et j’ai pénétré dans le gynécée de Siddhârtha avant qu’il ne devienne Bouddha quand il veillait encore sur le sommeil de ses femmes.

Muriel Cerf dans L’antivoyage

Partir, c’est mourir un peu… Pour Muriel, c’est avant tout quitter Paris, mégapole inhumaine et aseptisée. Plonger dans les âpres sentiers de la découverte… En route pour l’Asie ! Avec d’abord la moisissure géante de Bombay, ses guenilleux, le corps fardé de cendre sacrée. Puis Katmandou, confuse, bourgeonnante, livrée à Kâli la noire. Calcutta, paradis pour crève-la-faim mais aussi Bangkok et ses déesses cradingues. Singapour, jardin des délices… Et si tout cela n’était que folklore ? Illusion ? Mille kilomètres pour bazarder les choses inutiles qui encombrent une vie. Au terme de l’aventure, on se retrouve seul. Face à soi-même. Prêt désormais au voyage intérieur. Seul capitaine à bord du bateau ivre.

Une pièce musicale Gamelan & Dances, Peliatan, Ubud – Bali, Indonesia

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