Coeur de neige

Tacite, pour son plus grand malheur avait rencontré la femme de sa Vie. Tacite était un chat de gouttière au pelage noir et aux manières calmes – un peu trop calmes peut-être. La femme de sa vie s’appelait Brulhe. C’était une chatte angora qui, à l’époque de leur mariage, suivait des études d’architecture et depuis s’était installée à son compte dans un commerce de lingerie fine.

Brulhe était fraîche comme le vent du printemps, douce comme la nuit d’été, mais son cœur était comme la lune que l’on voit grandir et diminuer dans le ciel : un morceau de gruyère périodiquement rongé par les souris. Le cœur de Brulhe était fantasque. Comme la lune, il avait sa face aveugle. Tantôt ouvert tantôt fermé. Tacite naviguait sur ce cœur comme un marin perdu sur la haute mer, regardant avec angoisse les vagues immenses qui pouvaient d’une seconde à l’autre l’engloutir. Il s’était renseigné, Tacite. Il avait regardé autour de lui : il comprit bien vite que ce qu’il vivait de si extraordinaire n’était rien d’autre que cette vie que l’on appelle « vie conjugale », curieux mélange de solitude et de confort. Tantôt les anges avec leurs flûtes, tantôt les diables avec leurs pétards. Tantôt la lumière, tantôt l’ombre, et même plus souvent l’ombre que la lumière : cela allait si loin que souvent, alors que Tacite lisait son journal dans la salle à manger, Brulhe, en sortant de cette pièce, éteignait la lumière comme s’il n’y avait jamais eu qu’elle seule dans la maison. Cela n’en finira jamais, soupirait Tacite, lissant ses moustaches dans le noir et retrouvant un souvenir particulièrement sombre de son enfance.

Ses parents étaient des gens modestes. Son père travaillait comme magasinier dans une quincaillerie tenue par un éléphant. Sa mère faisait des ménages chez un huissier, le descendant d’une grande famille de dromadaires. Le chômage les avait atteints tous les deux le même mois de la même année. Tacite avait alors onze ans. Le quincaillier fit faillite en vendant des couteaux dont les manches, se désolidarisant d’avec les lames, envoyèrent plusieurs clients à l’hôpital, qui pour une main, qui pour un pied. L’huissier avait une si grande passion du jeu qu’il perdit toute sa fortune en misant trois jours sur un numéro qui ne sortit à la roulette que dans les rares instants où il s’absentait du casino pour manger ou dormir. Il ne lui resta plus qu’à s’envoyer à lui-même une lettre recommandée, entrer dans sa maison suivi d’un serrurier et d’un commissaire de police, faire une liste de ses biens et organiser une vente aux enchères pour rembourser ses dettes — mettant un point d’honneur à exercer une dernière fois son travail d’huissier et assistant, désolé, au départ de ses meubles et de sa collection de tabatières anglaises, il dut renvoyer sa femme de ménage : il n’y a guère besoin de mettre de l’ordre dans une maison vide. Et le quincaillier, en larmes, ferma le rideau de fer rouillé de sa boutique.

Les parents se retrouvaient sans emploi. C’était une époque où — cela semble aujourd’hui incroyable — l’argent était le seul signe incontesté de vie. Ceux qui, n’ayant plus de travail, n’avaient plus d’argent étaient considérés comme morts et traités comme tels. Un mort, comme chacun sait, cela n’a pas besoin de se divertir, de se nourrir et encore moins de s’éclairer. Ne payant plus les factures d’électricité les parents de Tacite durent se passer de lumière. Tacite, qui était en sixième, s’installa pour faire ses devoirs dans la cage d’escalier de son immeuble, appuyant sur la minuterie et écrivant entre deux interruptions de lumière. Il passa ainsi l’année entière. « Travail honnête mais manque de soin : certaines phrases s’achèvent sans ponctuation et parfois même au beau milieu d’un mot. Soignez votre écriture. » Soignez votre écriture : cette phrase rouge sang en marge de ses bulletins, Tacite la lut des dizaines de fois jusqu’à ce qu’un travail trouvé par la mère ramène la lumière, et un faible sourire aux lèvres du père à la maison.

Tacite franchit brillamment les étapes suivantes de sa scolarité. Titulaire d’un bac C, il suivit des études d’ingénieur et fut engagé dans une centrale nucléaire. C’est avec ce travail qu’il rencontra Brulhe, sœur d’un collègue. Et c’est avec ce mariage qu’il retrouva l’alternance du jour et de la nuit, de la lumière et de l’ombre. On peut fort bien vivre une vie que l’on ne vit pas. On peut, indéfiniment, supporter ce que l’on ne supporte plus. Les années passèrent. Les périodes où Tacite était abandonné dans le noir, au plus profond d’un fauteuil devinrent de plus en plus longues. Brulhe, après avoir éteint toutes les lumières, sortait faire des courses et ne revenait qu’après plusieurs heures, à chaque fois surprise, réellement surprise, de découvrir son petit homme immobile dans le noir, méditatif et silencieux.

Il y eut un jour où Brulhe ne revint pas de courses. Rien ne distingua ce jour de la pleine nuit. Le jour suivant fut aussi rempli de ténèbres, et toute la suite des jours désormais. Tacite ne bougeait plus de son fauteuil, en proie à une pensée informulable. Jusqu’ici, il avait cru que Brulhe, par sa négligence, était cause des ombres qui envahissaient régulièrement la maison. À présent, il comprenait son erreur et que Brulhe était celle grâce à qui, de temps en temps, il avait connu un peu de clarté. Je le lui dirai lorsqu’elle reviendra, songeait Tacite, devinant qu’elle ne reviendrait pas.

Du temps passait. Tacite prit l’habitude de rentrer chez lui sans jamais allumer les lumières. Il apprit à faire la cuisine dans le noir, à écouter la radio dans le noir, à repasser une chemise dans le noir. Il apprit à vivre avec un cœur aveugle, définitivement éteint : il n’y a pas de minuterie pour ces choses-là. Le soir avant de s’endormir, il écoutait la voix sans phrases, le murmure du dedans : soignez votre écriture. Soignez votre vie.

Arrivèrent la fin de l’année et le 24 décembre. Ce jour-là était vraiment le seul jour où l’on ne pouvait espérer aucun miracle. L’argent donnait ses fêtes. Les anges des magasins avaient des mines d’experts-comptables et les bons sentiments n’étaient qu’une monnaie de plus — fausse, évidemment. Restait la neige, dernier refuge de l’innocence.

Mais voilà : la première neige n’était pas encore apparue, et Tacite rentrait dans sa maison noire, n’attendant décidément rien de cette journée. Il fit quand même un effort, but une bouteille de Champagne, passa une demi-heure à chercher le bouchon dans le noir et s’endormit à moitié ivre, oubliant de refermer sa porte. Le froid le réveilla : quelques flocons de neige dansaient sur le tapis.

En s’approchant de la porte, la fantaisie lui vint d’attraper un flocon sur le bout de sa petite langue rosé. C’est un geste qui suppose une technique parfaite et plus qu’une technique : un cœur d’enfant. Tacite échoua dans ses premières tentatives et, gagné par l’ivresse qui ne devait rien au champagne, s’entêta, sortit dans la rue, tête renversée, bouche grande ouverte, pendant une heure entière.

Quand il revint à la maison ; il s’étonna de la trouver allumée, les pièces où il entrait s’éclairaient comme d’elles-mêmes et ce n’est que devant le miroir de la salle de bains — illuminée comme une salle de bal — qu’il comprit : la lumière sortait de son cœur désormais blanc. Une lumière qui perçait le pelage noir et inondait tout l’espace. Il n’y avait pas d’explication raisonnable à cela. Il pouvait simplement constater que cette lumière légèrement bleutée, ressemblait à celle du flocon de neige qu’il avait réussi, tout à l’heure, à avaler. Cette clarté était si vive que des passants entraient chez lui, s’extasiaient sur la brillance de son cœur et repartaient réjouis.

Ainsi, dans la nuit du 24 au 25 décembre, commença la nouvelle vie de Tacite, sa première vie en vérité. La lumière qu’il portait en lui ne le quittait plus. Comme il s’estimait favorisé sans pouvoir connaître celui qui lui faisait une telle faveur, il se mit à écrire des lettres à ceux qu’il rencontrait — des lettres de remerciement. La première des lettres fut pour Brulhe. Il ne la priait pas de revenir. Ceux que l’on aime, l’essentiel est qu’ils soient heureux. Que cela soit en notre compagnie ou non importe peu. Et même soyons honnêtes : ceux que l’on aime sont parfois beaucoup plus heureux quand ils ne sont plus en notre compagnie. Non, il ne lui demandait rien dans cette lettre. Il la remerciait, c’est tout. Merci d’exister, Brulhe. Merci infiniment d’être qui tu es, petite sœur aux yeux d’or.

Il mit la lettre dans une boîte le 25 décembre au matin. Ce jour-là, les facteurs se reposent. Un ange, un vrai, s’empara de la lettre et la glissa directement dans le cœur de la destinataire.

Cela faisait maintenant deux cœurs remplis d’une étrange lumière, deux cœurs de neige. Et, dans le voisinage de ces deux-là, d’autres cœurs commençaient à s’éclairer. Il n’y avait aucune raison que cela s’arrête.

Christian Bobin dans Coeur de neige

Une pièce musicale de André Gagnon – Neiges

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