Fou

Je suis comme toi, o Nuit, sombre et nu; je chemine sur le sentier flamboyant, qui est au-delà de mes rêves diurnes; et là où mon pied touche terre, un chêne géant surgit.

Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu te retournes encore pour voir combien grandes sont les traces de tes pieds sur le sable.

Je suis comme toi, o Nuit, silencieux et profond, et dans le cœur de ma solitude repose une déesse en couches; et en celui qui naîtra le Ciel s’unit à l’Enfer.

Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu frémis encore devant la souffrance; et le chant de l’abime t’effraie.

Je suis comme toi, o Nuit, cruel et redoutable; car ma poitrine est illuminée par des bateaux brulant dans la mer et mes lèvres sont trempées du sang de guerriers abattus.

Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car tu es encore hanté par le désir d’une âme-sœur; et tu n’es pas encore devenu ta propre loi.

Je suis comme toi, o Nuit, joyeux et heureux; car celui qui demeure sous mon toit est maintenant ivre de vin vierge; et celle qui me poursuit délecte à présent la joie de l’adultère.

Non, tu n’es pas comme moi, o Fou; car ton âme est enveloppée d’un voile à sept plis; aussi n’es-tu pas encore à même de prendre ton cœur en main.

Je suis comme toi, o Nuit, patient et passionné; car dans ma poitrine sont enterrés des milliers d’amoureux dans des linceuls de baisers flétris.

Oui, fou, es-tu comme moi? Es-tu comme moi? Peux-tu donc chevaucher sur la tempête comme sur un coursier ou empoigner la foudre telle une épée?

Je suis comme toi, o Nuit; je suis comme toi, puissant et élevé; car mon trône se dresse sur des tas de dieux déchus; et devant moi passent les jours pour embrasser le bord de mes vêtements, mais sans jamais pouvoir contempler mon visage.

Es-tu comme moi, enfant de mon cœur le plus sombre? Peux-tu donc assumer mes pensées indomptables et parler mon langage illimité?

Oui, nous sommes frères jumeaux, o Nuit; car tu révèles l’espace et moi je révèle mon âme.

Khalil Gibran dans Fou

Une pièce musicale de Farid Sheek -Sufi dance

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