Joies déraisonnables

Il y a quelques mois, sur le seuil imperceptible de l’endormissement, j’ai vu une scène très lente et très silencieuse qui pourrait s’intituler « transport d’oiseaux ». Je suis dans une barque, sur un vaste lac, je suis seule et je rame, avec fermeté et sérénité. En fait, je ne suis pas vraiment seule : j’ai pour passagers des oiseaux. « Mes » oiseaux, des amis, des présences familières. Ils ne sont pas à l’intérieur de la barque mais posés sur le rebord, à l’arrière, face à moi. Ils sont trois ou quatre, de la taille d’un merle ou d’une pie, ils me regardent pendant que je rame, pendant que la barque avance. Ils sont très calmes, confiants. Je sais qu’ils ne s’envoleront pas mais resteront avec moi tout le temps du voyage. Ce sont eux que je transporte, dont j’ai la charge ; mais en même temps, ils m’accompagnent et veillent sur moi.

Ces images qu’on appelle hypnagogiques sont plus fortes que les rêves nocturnes, elles fournissent des indices plus sûrs. En repensant à cette vision de la barque aux oiseaux, je me suis dit : s’endormir, c’est peut-être rejoindre les oiseaux, les âmes légères et silencieuses. C’est aussi une façon d’aller vers la consolation.

Il faut une belle confiance pour délaisser le monde où l’on parle, pour explorer le dedans de la nuit. Il faut acquiescer aux images extravagantes, aux songes révolus, aux visages incertains. C’est peu, de s’allonger pour dormir. Le difficile est moins de trancher les amarres, de hisser la voile, que de se laisser conduire vers le noyau transparent des nuits. Je ne gouverne pas le vaisseau, je suis aimantée vers une étoile rare, pressentie des oiseaux. Je m’endors, je quitte la terre crédible. Le silence me garde. Je vogue vers des saisons non encore dépliées, loin du monde où on parle, où les mots sont des cuirasses. Je m’en vais cueillir quelques parcelles d’or, guetter les mots qui bourdonnent dans le taillis.

Peu d’hommes sont capables de s’abandonner au mystère, de se déployer comme une grande fleur dans la nuit.

Jacqueline Kelen dans Du sommeil et autres joies déraisonnables

Une pièce musicale Chopin – Nocturne op.9 No.2

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