L’arbre voyageur

Il était roi de la ville de Tlemcen. Il croisa un jour un ascète célèbre qui vivait dans la solitude non loin de là. Le roi était entouré de sa garde et de sa cour. Il s’arrêta un instant pour saluer l’ascète, et comme il portait un vêtement luxueux, il lui demanda s’il pouvait faire la prière habillé de cette façon. L’ascète se mit à rire et, au lieu de répondre, il insulta le roi. Il lui dit que personne n’était aussi proche que lui du chien qui « se vautre dans le sang des cadavres putréfiés et les mange », mais lève la patte pour ne pas se souiller avec son urine. Et il continua : « Tu es un vase d’immondices, et tu t’inquiètes pour ton manteau ! »

Il faut imaginer la scène : ces princes, ces courtisans, dressés sur leurs chevaux, pleins d’arrogance, de suffisance, un léger sourire aux lèvres. Ils paradent dans leurs vêtements rutilants, leurs robes brodées de fils d’or, leurs bottes impeccables. Sans doute souriaient-ils face à ce demi-mendiant, ce prophète hirsute qui les insultait. Peut-être étaient-ils aussi inquiets de la réaction du prince, ou peut-être attendaient-ils avec jubilation la colère de leur maître qui viendrait très certainement et remettrait cet individu à sa place, loin de la leur. Tout autour se trouve la garde rapprochée, avec les armes qui étincellent au soleil, les chevaux magnifiques habitués à cavaler et qui s’impatientent, le bruit des sabots. Les visages sont fermés, habitués à obéir. Ils ne se posent pas de questions et attendent le dénouement de ce curieux entretien, prêts à tout, calmes, sûrs de leur force. Nous sommes en ville et sans doute que la population a commencé à se rassembler, curieuse, intriguée. Elle connaît bien les deux protagonistes, surtout le prophète qui parcourt les rues de la ville et vient vendre son bois. Un homme mystérieux, admiré peut-être craint aussi. On ne comprend pas bien cette pauvreté volontaire. Mais les ascètes sont comme l’ombre de Dieu sur la terre. Après leur mort, on viendra se recueillir sur leur tombe. Les mausolées des saints parsèment la campagne environnante. On les fréquente d’une bénédiction ou d’une guérison. Sans doute que cette confrontation les passionne, comme on se passionne pour un jeu dont l’issue est incertaine. La foule se passionne toujours pour ces confrontations dangereuses.

Imagine-t-on un de nos princes sortir de sa voiture de fonction aux vitres fumées pour écouter un clochard hirsute qui lui reproche son train de vie, sa mécréance, ses petites et ses grandes bassesses, son manque de générosité. Il se ferait arrêter, immédiatement enfermer, sans doute interner, comme la plupart des saints un peu exaltés des temps anciens le seraient. C’est peut-être cela la vraie différence entre notre époque et celle d’Ibn Arabi… L’ambition est le seul horizon de ces princes de notre temps et aucune instance n’est là pour leur rappeler le caractère fugitif du pouvoir, la terrible brièveté de la vie humaine, la sagesse, tout simplement.

Contre toute attente, le roi comprend son égarement. Il est touché au-delà des mots par la présence de cet homme qui représente très exactement l’inverse de ce qu’il est. Il se met à pleurer, descend de son cheval, abdique, et se met au service de l’ascète pour vivre, lui aussi, une vie consacrée à la quête spirituelle.

Le reste de son existence, il vendit du bois de chauffage sur le marché de la ville, du bois qu’il allait chercher lui-même dans la forêt. Il gardait juste le nécessaire pour sa nourriture et donnait le reste en aumônes.

L’entourage comprit-il la beauté parfaite de cet acte de soumission ? L’histoire ne le dit pas.

Erik Sablé dans L’arbre voyageur. Un itinéraire de vie avec Ibn’Arabi

Une pièce musicale de Chopin – Mysterious Forest

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