La soif

Une très vieille histoire irlandaise, rapportée par Joseph Campbell, me revient en mémoire. Elle raconte qu’un jour, au cours d’une chasse, les fils d’un roi s’engagèrent dans la forêt et se perdirent. La soif commença à les tourmenter au point que, l’un après l’autre, ils se mirent en quête d’eau. Le premier fils arriva à un puits que gardait une vieille femme. C’était, à n’en pas douter, une sorcière : tout son corps, de la tête aux pieds, était plus noir que le charbon. La masse abondante de ses cheveux gris ressemblait à la queue d’un cheval et laissait voir le sommet de son crâne chauve. Elle pouvait couper la branche vive d’un chêne en pleine force avec une faucille, faite d’une corne verdâtre, qu’elle portait sur sa tête et qui se recourbait jusqu’à son oreille. Ses yeux étaient noircis et rougis par la fumée. Son nez aplati avait des narines béantes. Elle avait le ventre fripé et tacheté, une peau malsaine, des jambes bandées et difformes, des chevilles épaisses qui se terminaient par des pieds grands comme des battoirs. Ses genoux étaient noueux et ses ongles blêmes. Elle était réellement répugnante.

– Alors, c’est donc cela ? dit le premier fils.

– C’est bien cela, répondit-elle.

– Et tu gardes le puits ?

– En effet !

– Me permets-tu de prendre de l’eau pour étancher ma soif et celle de mes frères ?

– Oui, concéda la femme, mais seulement si tu me donnes un baiser sur la joue.

– Certainement pas !

– Alors je ne te donnerai pas d’eau.

– J’en donne ma parole, dit-il alors, plutôt que de t’embrasser, je préférerais mourir de soif !

Le jeune homme retourna alors vers ses frères et leur dit qu’il n’avait pas pu se procurer d’eau.

Les trois autres frères, partis comme lui chercher de l’eau, arrivèrent chacun à son tour au même puits. Chacun demanda à la vieille et hideuse sorcière de lui donner de quoi étancher sa soif et, à chacun, elle réclama un baiser sur la joue. Tous le lui refusèrent avec dégoût. Finalement, le cinquième et dernier des frères arriva au puits.

– Veux-tu me donner de l’eau, femme ? demanda-t-il.

– Je t’en donnerai, dit-elle, mais donne-moi d’abord un baiser.

Il répondit :

– Je ne te donnerai pas seulement un baiser, je te prendrai aussi dans mes bras !

Cela fait, lorsqu’il la regarda à nouveau, il avait devant lui une splendide jeune femme. De mémoire d’homme, dans le monde entier, il n’existait plus gracieuse allure ni plus grande beauté. De la tête aux pieds, elle était pareille à la neige fraîchement tombée au creux d’un sillon. Ses bras étaient ronds et majestueux, ses doigts, longs et effilés, ses jambes, droites et son teint, délicat. Elle était chaussée de sandales de bronze clair qui protégeaient ses pieds doux et lisses des salissures de la terre. Elle portait un ample vêtement rouge de la plus fine laine et, épinglée sur le vêtement, une broche en argent étincelant. Ses jolies dents avaient l’éclat de la perle. Ses yeux, emplis de majesté, étaient immenses. Sa bouche était aussi rouge que le fruit du sorbier.

– Femme, voici une galaxie de charmes, dit le jeune homme.

– En vérité, tu dis juste ! répondit-elle en souriant.

– Et qui es-tu ? poursuivit-il.

– Je suis la Loi souveraine, répondit-elle. Maintenant, prends avec toi de l’eau et va retrouver tes frères. Que le royaume et la puissance suprême soient tiens et à ta descendance à jamais… De même qu’en arrivant tu m’as vue laide, grossière, repoussante – et pour finir resplendissante – de même est la loi souveraine. Sans combats, sans âpre lutte, on ne peut la conquérir, mais celui qui est roi ne se soucie pas, en fin de compte, du bel aspect des choses.

Jean-Marc Terrel dans L’art de vivre en pleine conscience

Une pièce musicale de Ludovico Einaudi – Waterways

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