Changer le monde

Cette solitude, ce sentiment d’être en dehors des systèmes organisés et des communautés établies, et ce refus ou cette incapacité de s’adapter à une forme simplifiée d’existence, à une technique de la vie humaine, ne signifiaient pas du tout pour moi l’enfer et le désespoir. Ma solitude n’est ni bornée ni vide; certes, elle ne me permet pas de vivre à l’intérieur de l’une des formes d’existence reconnues valables aujourd’hui, mais en revanche, elle me donne toute facilité de choisir par exemple l’une des multiples formes d’existence du passé, et peut-être aussi de l’avenir, car elle embrasse dans ses perspectives une très grande part de l’univers. Mais surtout, cette solitude est le contraire du vide. Elle est pleine d’images, c’est un trésor où sont entassés des biens que je me suis appropriés, un passé qui est devenu moi-même, une nature qui s’est assimilée à la mienne.

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[Le citadin] comptait sur une nature totalement soumise à l’homme et transformée par ses soins, une nature qui certes devait lui dispenser ses charmes et ses illusions, mais qui devait en même temps se montrer docile et ne rien exiger de lui, une nature dans laquelle il pût s’installer confortablement, sans renoncer à aucune des habitudes, des modes et des prétentions de la grande ville.

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Les hommes traînèrent jusqu’à Saint-Imier la dépouille aux membres brisés. Ils riaient, faisaient les fanfarons, impatients de boire du schnaps et du café, chantant et jurant à cœur joie. Aucun d’entre eux ne remarqua la beauté de la forêt enneigée, ni l’éclat des hauts plateaux, ni la lune rougeoyante au-dessus du Chasseral, et dont la faible clarté se réfractait sur le canon des fusils, sur les cristaux de neige et dans le regard éteint du loup assommé.

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Rien n’est plus dangereux pour l’individu, rien ne détruit plus sûrement son moral que de s’occuper constamment de lui-même et de son état, de remâcher son insatisfaction, son abandon et sa faiblesse.

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Comme il est naturel et légitime chez les jeunes, il ne distinguait pas entre les idéaux de ses amis et leurs réalisations.

Hermann Hesse dans L’homme qui voulait changer le monde

Une pièce musicale de Ravel: Miroirs III. Une Barque sur L’Ocean (André Laplante)

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