La guerre de succession du dalaï-lama

A 72 ans, le dalaï-lama n’envisage pas de mourir demain. Mais il songe sérieusement à sa succession, qu’il ne voudrait pas laisser entre n’importe quelles mains, notamment celles de Pékin.

 

Depuis quelques semaines, porté par le succès de ses récents voyages en Occident, il nargue la Chine, laissant entendre qu’il pourrait bien connaître, voire même nommer, son successeur de son vivant. Sans attendre sa réincarnation, ce qui serait une révolution chez les bouddhistes : «Une option serait une sélection démocratique parmi les grands moines tibétains, ou la désignation d’un successeur par moi-même», a-t-il dit récemment. Si le dalaï-lama succombait en exil, sa succession pourrait ressembler à «l’élection du pape» et se tiendrait en dehors du Tibet. Il évoque aussi un possible référendum, auprès des centaines de milliers de Tibétains en exil, pour trancher sur l’obligation de la réincarnation des lamas.

 

Traditionnellement, ce n’est pas au dalaï-lama de gérer le problème. Depuis 1391, les hauts responsables tibétains ont toujours été trouvés après la mort du précédent. Lorsque l’âme réincarnée du défunt est décelée chez un enfant, le garçon, désigné comme un «bouddha vivant», est appelé à régner. La recherche, menée par des moines bouddhistes au fin fond des villages himalayens, peut être longue. Et il faut encore des années à l’enfant pour arriver à maturité. Pendant ce temps, le pouvoir religieux, privé de guide, est affaibli.

 

En prenant les devants, le dalaï-lama veut éviter une telle vacance, qui serait fatale à son combat. Et que se reproduise un précédent malheureux : en 1995, lors de la désignation du panchen-lama, second dans la hiérarchie tibétaine, les lamas avaient choisi un enfant de 6 ans. Le garçon a disparu peu après et Pékin en a nommé un autre.

 

Le prix Nobel de la paix 1989 ne se fait aucune illusion. Après sa disparition, estime-t-il, «la Chine nommera bien entendu quelqu’un d’autre». La république populaire de Chine, qui se vante d’assurer 95 % du budget du Tibet depuis 1950, est très irritée. Le dalaï-lama «viole les rituels religieux», protestent ses dirigeants. Ils se retrouvent dans la position paradoxale de défendre l’orthodoxie bouddhiste : «La réincarnation d’un bouddha vivant est la seule voie de succession du bouddhisme tibétain et suit des rituels religieux relativement détaillés et des conventions historiques», a déclaré un porte-parole du ministère des Affaires étrangères. De la part d’un Etat antireligieux qui persécute les moines et détruit les monastères au Tibet, la déclaration ne manque pas de sel.

 

C’est que Pékin voit en Tendzin Gyamtso, quatorzième dalaï-lama, exilé en Inde depuis quarante-huit ans, un dangereux activiste. Lorsque George Bush l’a décoré, en octobre, de la médaille du Congrès, saluant un «symbole universel de paix et de tolérance», le gouvernement chinois est sorti de ses gonds : «Les propos et les actes du dalaï-lama ces dernières décennies ont tout à fait prouvé qu’il n’est nullement une figure religieuse, mais un exilé politique qui mène depuis des années des activités sécessionnistes sous le couvert de la religion.» Trois mille policiers auraient été envoyés à Lhassa pour empêcher les moines de célébrer l’événement. Le dalaï-lama a pourtant abandonné ses revendications d’indépendance, se bornant désormais à réclamer «une large autonomie pour sauvegarder la langue, la culture et l’environnement du Tibet». La Chine, qui a toujours repoussé ces demandes, accentue la pression sur les «sécessionnistes». En novembre, quatre moines du Gansu, province du nord-ouest, ont été condamnés à dix ans de prison pour avoir «informé des étrangers» et milité pour l’indépendance du Tibet.

 

La guerre sur la succession est montée d’un cran cet été. Par un décret surprenant, Pékin a imposé son contrôle sur toutes les réincarnations. Toute désignation d’un bouddha vivant tibétain doit désormais passer par une autorisation du gouvernement communiste. Sinon «ladite réincarnation sera déclarée illégale et invalide». Le tulku, l’âme réincarnée du dalaï-lama, a toutes les chances d’entrer dans cette catégorie. C’est pourquoi, à Dharamsala, siège du gouvernement tibétain en exil, on songe à désigner son successeur. Même s’il faut abandonner les mystères de la réincarnation.