George Ivanovitch Gurdjieff : Rencontre avec des hommes remarquables

Gurdjieff

Tiré de Rencontre avec des hommes remarquables de George Ivanovitch Gurdjieff

J’étais plongé dans mon travail lorsque soudain retentit un cri effroyable. Je sautai sur mes pieds, convaincu qu’un accident était arrivé à l’un des enfants.

Je courus, et vis le tableau suivant :

Au milieu d’un cercle tracé sur le sol, un gamin sanglotait en faisant d’étranges mouvements, tandis que les autres, qui se tenaient à quelque distance, riaient et se moquaient de lui.

Je n’y comprenais rien. Je demandai ce qui se passait. On me dit que l’enfant appartenait à la secte des Yézides, que l’on avait tracé un cercle autour de lui, et qu’il ne pourrait pas en sortir tant qu’on ne l’aurait pas effacé.

L’enfant tentait vraiment de toutes ses forces de sortir du cercle enchanté, mais il avait beau se débattre, il ne pouvait y parvenir.

Courant à lui, j’effaçai vivement une partie du cercle. Aussitôt le gamin bondit et s’enfuit à toutes jambes.

J’étais si abasourdi que je restai figé sur place dans la même pose, comme ensorcelé, jusqu’à ce que ma capacité normale de penser fût enfin revenue.

J’avais déjà entendu parler des Yézides, mais ma pensée ne s’y était jamais arrêtée. L’événement qui venait de se dérouler sous mes yeux, et qui m’avait tant étonné, me forçait maintenant à y réfléchir sérieusement.

Je regardai autour de moi et vis que les gamins étaient retournés à leurs jeux. Je regagnai ma place, plein de mes pensées, et me remis au dessin des initiales. Le travail n’allait plus du tout, et pourtant il fallait le terminer coûte que coûte.

Les Yézides constituent une secte qui vit en Transcaucasie, principalement dans les environs de l’Ararat. On les appelle parfois Adorateurs du Diable.

De nombreuses années après l’incident dont j’avais été le témoin, je pus vérifier cette sorte de phénomène et constater qu’effectivement, si l’on trace un cercle autour d’un Yézide, il ne peut en sortir par sa propre volonté.

A l’intérieur, il peut se mouvoir librement. Plus le cercle est grand, plus grande est la surface où il lui est possible de se déplacer, mais quant à franchir la ligne, il n’en est pas capable : une étrange force, hors de proportion avec sa force normale, le retient prisonnier.

Moi-même, qui suis fort, je ne pouvais pas faire sortir du cercle une faible femme; il me fallait encore l’aide d’un autre homme aussi vigoureux que moi.

Si l’on oblige un Yézide à franchir cette ligne, il tombe aussitôt dans l’état que l’on nomme catalepsie, qui cesse à l’instant même où on le ramène à l’intérieur du cercle.

Une fois tombé en catalepsie, un Yézide que l’on a tiré hors du cercle ne revient à l’état normal qu’au bout de treize ou de vingt et une heures.

Il n’existe aucun autre moyen de le ramener à l’état normal; en tout cas, ni moi ni mes camarades ne le pouvions, et pourtant nous possédions alors à fond toutes les méthodes connues de la science hypnotique contemporaine pour faire sortir un homme de l’état de catalepsie. Seuls leurs prêtres pouvaient le faire, au moyen de brèves incantations. (pp. 93-94)

https://www.youtube.com/watch?v=Otsi5LrhEjE