De l’abandon

« Ce n’est pas compliqué. » Un mien ami a coutume de répéter cette phrase qui m’apaise et m’enseigne durablement. Je le vois serein au milieu du plus grand pétrin, dans mille difficultés, toujours calme et paisible. « Ce n’est pas compliqué » : cette expression n’est pas une invitation à la résignation, à baisser les bras. Au contraire, cet ami si serein est toujours dans le réel, à poser des actes pour aller mieux. J’y trouve assurément une nouvelle ascèse. Ne pas compliquer les choses. Ne rien surajouter quand les difficultés apparaissent. Sans les nier, il s’agit de retourner au réel, de voir que l’imaginaire, comme un cheval, s’emballe et empire la situation.

« Ce n’est pas compliqué », c’est finalement revenir à l’immédiat, au réel. Qu’est-ce-qui se passe ? Qu’est-ce-que j’ai sous les yeux pour passer à l’action et calmer le mental ? Je me rends à la banque, je mets ma carte de crédit dans l’appareil et l’appareil me l’avale.

« Ce n’est pas compliqué. » Au lieu de me perdre en de vaines critiques qui me conduiront inévitablement à remettre en cause le système bancaire tout entier, je pose un acte, je passe à l’action. « Ce n’est pas compliqué » : j’appelle le préposé aux cartes. « Ce n’est pas compliqué » : je me détends, je respire un moment.

Souvent ce qui passe pour les calamités de mon quotidien, le « ce n’est pas compliqué » vient le nuancer. Je rate mon train. « Ce n’est pas compliqué », j’attends le train suivant. Et pourquoi dire « mon » train ? Nous sommes trois cent cinquante passagers, et ce serait le mien, je le posséderais ? Le « ce n’est pas compliqué » m’aide à revenir à l’instant présent, à trouver la réponse adéquate à ce que dictent les circonstances. Je suis installé à une terrasse en train de boire un verre d’eau, et l’on se moque de moi. « Ce n’est pas compliqué », soit je change de terrasse, soit je profite de l’occasion pour pratiquer le « oui ». Non pas le oui qui n’est que le fruit du mental mais le « oui » qui embrasse tout l’être. « Ce n’est pas compliqué. »

De plus en plus, je m’aperçois que ce qui pèse dans ma vie, ce ne sont pas les épreuves lourdes ni le handicap, mais les petits « trucs » du quotidien. Ou, pour le dire dans les mots de Montaigne : « la tourbe des menus maux* ».

Le « ce n’est pas compliqué »m’aide à m’abandonner à la vie en trouvant une solution. Voilà le génie de cette petite phrase que j’aime et qui est ma nouvelle ascèse ! « Ce n’est pas compliqué. »

Alexandre Jollien (1975), handicapé de naissance (par suite de son étranglement par cordon ombilical à sa naissance, il est atteint d’athétose), est philosophe et conférencier. Alexandre Jollien poursuit sa quête d’une sagesse qui apporte la paix intérieure. Si la joie est le but, la voie royale pour la vivre est l’abandon ou, en termes bouddhistes, la « non-fixation ». Ne pas « fixer », c’est se débarrasser des représentations, et par là laisser la vie être ce qu’elle est. Cela rend la perte vivable. Cela rend ouvert à l’autre, au monde. C’est aussi un chemin pour s’accepter tel que l’on est, même handicapé.

Chacune des 20 pensées réunies dans ce livre est à la fois un remède et une méditation sur les obstacles qui nous écartent de la joie, et les chemins qui nous y conduisent. Ainsi s’esquisse « un art de vivre qui nous dépouille du trop et nous aide à trouver l’audace de danser joyeusement dans la ronde de l’existence ».

Alexandre Jollien dans Petit traité de l’abandon

Une pièece musicale de Alexandra Stréliski – Changing Winds