Voyage au bout d’une vie

Il y a un devoir de penser comme il y a un devoir de bonheur. A ne pas confondre avec le bonheur coûte que coûte, l’euphorie perpétuelle.

Le devoir de bonheur signifie que l’on ne peut pas vivre n’importe comment. Vivre passe d’abord par le fait d’honorer la vie au lieu de la haïr. Ce que l’on fait en se réconciliant avec elle.

*

A défaut d’apporter le meilleur, on peut éviter le pire. C’est ce que signifient le grave et le léger. Le grave est lourd quand il est seul. Il est profond quand il vient corriger le superficiel. Le léger est inconsistant quand il est seul. Il est rafraîchissant quand il vient corriger le lourd

*

Le réel est heureux d’être réel. Cette troublante énigme qu’est la beauté de la nature en est le témoignage. Les oiseaux au printemps se réjouissent d’être au printemps. « La rose est sans pourquoi » écrit Angelus Silesius dans Le Pélerin Chérubinique. « Elle fleurit parce qu’elle fleurit ».

Il faut n’avoir jamais pris contact avec le monde pour l’ignorer et tout ignorer de son propre corps. Qui s’est un jour senti vivre, qui a un jour éprouvé la palpitation du monde, sait que le réel est amour. Il n’enchanterait pas comme il lui arrive d’enchanter, il n’apaiserait pas comme il lui arrive d’apaiser, si tel n’était le cas.

*

L’homme sensible est sensible à tout. A la vie, au bonheur, au malheur.

C’est la raison pour laquelle il n’est pas heureux ou malheureux, mais heureux et malheureux.

Parce qu’il est vivant, il vit tout. La joie, la tristesse.

Rien n’est neutre. D’où une joie seconde, un bonheur inconnu, une félicité profondément originale, parce qu’imprévue. Le bonheur de tout vivre et pas simplement de ne pas être malheureux. Bonheur ultime. Bonheur ontologique. Reconnaissance de l’être de la vie par l’être d’une vie.

Bertrand Vergely (1953-) est un philosophe, théologien et essayiste français. Ce livre en forme de journal est l’histoire d’un accompagnement, mais aussi d’une question venue des confins de la vie confrontée à la violence d’une épreuve radicale. Que reste-t-il à faire et à dire quand il n’y a plus rien à faire et à dire ?

Sans doute, une seule chose. Être là, dans un côte à côte essentiel avec l’autre qui part et découvrir au fond de ce rien, rien que l’essentiel.

Bertrand Vergely dans Voyage au bout d’une vie

Une pièce musicale de Jordi Savall – Las Estrellas de los Cielos