Les voies du corps

Le corps est cette œuvre d’un grand luthier qui aspire à la caresse de l’archet. « Tout ce qui vit aspire à la caresse du Créateur », dit Hildegarde von Bingen. Séparé de la résonance à laquelle aspire ce corps, séparé de la musique pour laquelle il a été créé, il perd sa tension, il s’affaisse, il se laisse aller, il se désespère. Nous vivons dans une époque où rien ne nous dit la merveille de cet être, la merveille de ce qui est l’ordonnance du corps et où on croit être détendu quand on s’affaisse comme un malheureux, lorsqu’on croit vraiment que se laisser aller est une manière de se sentir mieux, lorsque personne ne nous signifie : attention, ton chevalet est déplacé, ta corde est distendue, le maître ne peut pas jouer sur toi. Je ne peux pas faire que la musique soit belle, mais je peux tendre cette corde à la perfection. Ces corps inhabités de tant d’entre nous aujourd’hui qui, à défaut d’entrer dans la résonance pour laquelle ils étaient créés, vont se rouiller, se déglinguer, perdre le souvenir de ce qu’ils sont. Pourtant, nous le savons tous, la mémoire du corps est la plus profonde: tout ce qui m’a touché, tout ce que j’ai touché, frôlé, caressé, les coups que j’ai reçus, les blessures, tout est dans la mémoire de mes cellules; l’intellect, lui, peut jouer, effacer, recommencer de zéro, inventer des scénarios divers, les reprendre, les corriger, les analyser, les annuler, mais le corps reçoit de manière indélébile toutes les informations. Toute cette mémoire accumulée, recouverte, cachée dans les strates, empêche la vibration, la musicalité de mon corps. On dit en allemand d’un mauvais instrument qu’il a un « loup ». De même du corps, et de certains registres de la mémoire qui le raidissent, le contractent, le rendent inapte à résonner librement. Un mauvais instrument a ses « loups »; un mauvais corps a ses obsessions, ses zones maudites où il résonne lugubrement.

Un bon instrument résonne sans sélection dans tous les registres. Il accueille tout de toute son âme, entre dans toute résonance.

Dans un bon corps, un corps réconcilié avec ses blessures, la peur ne verrouille plus les espaces. Le ton le porte au bout de chaque vibration. Il faut pourtant se garder d’une conception dualiste quand on utilise ces images, et ne pas faire de l’instrument le corps, et de l’âme celui qui joue. Ce serait une séparation artificielle car la merveille qui va se révéler au contemplateur ou à l’auditeur, c’est l’inséparabilité de tous ces éléments.

Christiane Singer

Christiane Singer (1943-2007) était une femme de lettres française. Qu’il s’agisse de romans ou d’essais, toute son œuvre est baignée de spiritualité. Elle fut disciple de Karlfried Graf Dürckheim. Femme de la rencontre, elle était très régulièrement invitée à donner des conférences dans les contextes les plus variés. Thérapeute, elle conduisait également des séminaires dans la propriété du château médiéval de Rastenberg en Autriche où elle vivait avec mari et enfants.

Ysé Tardan-Masquelier dans Les chemins du corps

Une pièce musicale de Camille Thomas, Jane Birkin, Julien Brocal – Jane B

Les paroles sur https://genius.com/Jane-birkin-jane-b-lyrics