Combat avec son ombre

Le jour où notre maître a quitté son corps

un pigeon voyageur est venu aux Trois Cyprès.

Il marchait dans le petit chemin qui divise le champ de lavande ;

Il « savait » que je l’observais ;

Je « voyais » qu’il comprenait pourquoi il avait dû venir ce jour-là.

Jamais une Columba livia ne s’était posée près du grand chêne

et n’avait picoré de l’herbe à la fraîcheur de son ombre.

Jamais un oiseau comme lui

n’avait autant tourné autour de la maison,

m’observant de temps en temps.

Parmi les rangées de chênes blancs

j’ai dédié l’enchaînement à notre maître,

juste à l’heureux moment où il abandonnait sa dépouille.

Il était venu aux Trois Cyprès pour me voir,

à travers la brillante pupille d’un pigeon voyageur,

accomplir le rituel sacré

du combat avec mon ombre.

*

Notre maître de tai-chi, Gu Meisheng, nous a appris à écouter les sources de nos vies. L’une d’elles est notre énergie vitale, notre souffle, le chi. Faisons du pain sans farine, nous verrons le résultat. Préparons une bonne soupe sans eau et sans légumes. Imaginons un chef d’orchestre qui déploie sa partition devant lui, prend sa baguette et s’apprête à exécuter Le Chant de la terre, de Gustav Mahler, mais sans musiciens…

C’est ce qui se passe lorsque nous voulons entretenir notre fameuse « forme » : avec notre corps doté de ses systèmes nerveux, sanguin, neuronal, nous avons l’intention la plus fervente d’aller de l’avant, mais… nous ne disposons que de notre énergie musculaire, celle du ciel postérieur. Et malgré cela, nous nous lançons dans l’apprentissage sans soupçonner que cette énergie ne pourra répondre aux besoins de celui qui, en nous, cherche son épanouissement et veut dévoiler son visage. Visage que nous avons l’intuition, pour ne pas dire la conviction, d’avoir bien enfoui dans notre être. Et toutes les années qui suivront nous ne nous appuierons que sur la force de nos muscles.

Au lieu de cela, un maître qualifié, digne de ce nom, fera que sa propre réalisation rende évidente la présence de son chi dans chaque action et dans chaque explication qu’il donne sur cette action. Ce sera par l’intime résonance interne entre maître et disciple que le mimétisme agira, soutenant du dedans l’apprentissage progressif de son élève.

L’une des meilleures définitions du chi est donnée par Isabelle Robinet : « On traduit souvent le terme par “Énergie” ou “Souffle”, traduction rassurante pour l’esprit occidental, mais qui comporte un certain préjugé. En Occident, le terme “énergie” renvoie à des phénomènes mesurables comme l’énergie électrique, électromagnétique, nucléaire, calorifique ou mécanique. Pour se rapprocher du sens oriental, il faut se tourner vers la racine grecque energeia (force en action) qui inclut la vitalité, la force physique ou morale, ainsi que la vigueur ou la puissance d’un organisme. On peut également penser au pneuma des philosophes grecs : le “souffle de vie”. Une autre façon de traduire le terme qi (chi) est Énergie vitale.

Né à Mendoza en 1936, Gregorio Manzur s’est installé à Paris en 1965 après l’instauration de la dictature militaire en Argentine. Journaliste, écrivain, il a effectué de longs séjours en Inde et en Chine.

En Chine, il a été initié à une expérience qui a changé sa vie : le taï-chi, véritable enseignement de l’antique tradition taoïste pour laquelle le corps et l’esprit sont mus par le chi, cette énergie qui est également à l’origine du mouvement de l’univers.

Il nous raconte cette quête dans son dernier livre paru chez Albin Michel : Les mouvements du silence : vingt ans d’initiation avec les maîtres de tai-chi en Chine.

Gregorio Manzur dans L’art du combat avec son ombre : L’esprit du chigong et du taï-chi

Une pièce musicale de La Bayadère by Rudolf Noureev – Les Ombres