Tessin

Toutes les eaux du monde se retrouvent, et la Mer de Glace comme le Nil sont mêlés dans les nuages de pluie qui traversent le ciel. Cette belle parabole venue du fond des âges sanctifie pour moi l’heure présente. Pour nous aussi qui vivons dans l’errance, tous les chemins ramènent à la maison.

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Lorsque je revois cette région bénie sur le versant sud des Alpes, j’ai toujours l’impression d’avoir laissé mes pensées et mes soucis de l’autre côté des mont enneigés.

On réfléchit et on se tracasse tellement au milieu des hommes soucieux, parmi la laideur des choses! Il est là-bas si difficile, si désespérément important de trouver une justification à son existence. Comment vivrait-on donc autrement? Lorsqu’on est malheureux, on est porté à approfondir les choses.

Mais ici il n’y a pas de problèmes; l’existence n’a pas besoin de justification. On ressent avant tout que le monde est beau, et brève la vie.

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Comme le jour entre le matin et le soir, ma vie se déroule entre l’irrésistible envie de partir et le désir de chez-moi. Peut-être qu’un jour j’en serai à ce point que les voyages et les lointains feront partie de mon âme, que je posséderai en moi leurs images sans plus devoir les réaliser. Peut-être parviendrai-je aussi à abriter en moi le pays natal et à n’avoir plus à caresser le désir de petites maisons rouges et de jardin. Porter en soi son pays natal!

Nombre de mes voeux se sont accomplis dans la vie. J’ai voulu être poète et je suis devenu poète. J’ai voulu avoir une maison et m’en construisis une. J’ai voulu avoir femme et enfants et je les ai eus. J’ai voulu parler aux hommes et agir sur eux, et je l’ai fait.

Mais chaque accomplissement devint vite satiété. Or cette satiété, c’était justement ce que je ne pouvais supporter. Écrire me devint suspect. Trop étroite se fit ma maison. Aucun but atteint n’en valait la peine, tous les chemins étaient des détours, toutes les haltes suscitaient une nouvelle nostalgie.

Hermann Hesse (1877-1962) est un romancier allemand naturalisé suisse. Il a fait une œuvre majeure qui explore des voies humaines incontournables.

En 1919, après la Première Guerre mondiale, Hermann Hesse s’installe au Tessin, espace de vie qu’il a découvert au début du siècle lors de ses fréquents voyages en Italie.

Cette période coïncide avec une crise personnelle : il vient de se séparer de sa femme et de ses enfants ; de surcroît, il est ruiné. Le Tessin sera la terre de la renaissance après le chaos, quand, installé dans un modeste appartement de la Casa Camuzzi, un palais baroque dont la vue plonge sur le lac de Lugano, il va écrire Le dernier Été de Klingsor, ainsi que des textes sur la nature, la campagne et la vie tessinoises, qui forment le tissu de ce recueil.

Hermann Hesse dans Tessin

Une pièce musicale de Geysir-Tessin