Le miracle

5 janvier 1984

Chaque fois c’est miraculeux.

Je n’ai pas le courage de noter et d’aplatir cette Merveille.

D’abord, cette coulée de Nectar dans toutes les veines, les fibres, les cellules – comme un baume merveilleux, un onguent pour toutes les plaies de la Matière. Et ça ruisselait-ruisselait, emplissait les milliers et les millions d’alvéoles du corps d’une Jouvence – il buvait ça comme après des milliers d’années de soif. C’est étrange, c’est miraculeux, c’est impossible à dire. Pendant une heure, il a bu ça avec une ivresse divine. À un moment, j’ai senti, ou il a senti : ce sera ça, la prochaine nourriture et la respiration nouvelle – peut-être même la nouvelle irrigation du corps. Mes mots aplatissent tout, je me force à noter. Et si puissant ! S’il y a un « sommet » des corps terrestres, cela ne peut être que ça.

Mais au bout d’une heure, il s’est passé quelque chose que je ne puis pas dire, quelque chose de tellement inconnu, nouveau, que cela n’a pas d’équivalent humain. Il y a eu une lente-lente immobilité dans tout le corps, une immobilité extraordinairement dense et puissante, et là-dedans, pendant une demi-heure, il s’est passé quelque chose que je ne peux pas dire ni même définir – c’est par-delà les sensations humaines, il n’y a pas encore d’organe correspondant, même pas de traduction possible. Peut-être est-ce comme cela que la chenille devient papillon, mais quand aucune chenille n’est encore devenue papillon et aucun papillon n’est encore là pour dire ce qu’est un papillon, qu’est-ce qu’on peut dire ? On est poussé, catapulté dans l’inconnu. Mais là, je ne peux même pas dire « catapulté » – ce n’était étrangement rien qui était quelque chose. Une étrange immobilité. Une sensation (peut-être) de métamorphose sans mouvement. Si le corps n’avait pas eu les expériences radicales qu’il a eues, il aurait tout de suite senti : je vais mourir, ou je suis en train de mourir. C’est-à-dire que l’on quitte tout à fait les sensations terrestres connues. Et pourtant mon corps était parfaitement éveillé, il ne s’évanouissait pas, seulement il se passait quelque chose, ou quelque chose se passait en lui, et ce quelque chose était tout à fait inconnu et nouveau, sans équivalent humain – comme si on passait dans quelque chose d’autre sans bouger ! Non, vraiment je ne peux rien dire, ça a l’air tout à fait fou. C’était à la fois comme s’il se passait quelque chose d’extraordinaire, et en même temps comme si rien ne se passait ! Il n’y avait pas d’organe pour comprendre ce qui se passait. Voilà. Et cela a duré une demi-heure.

Seulement un sentiment intérieur très sacré.

Mais cela correspondait tout à fait (pour les vieilles sensations) au passage de la vie à la « mort » (« mort », c’est-à-dire quelque chose d’inconnu à la vie normale). Oui, c’est peut-être comme cela que l’on passe de la chenille au papillon. Mais là, il n’y a pas de papillon, il y a seulement apparemment une chenille qui reste ! et pourtant c’est autre chose.

Il vaut mieux que je me taise.

La seule boussole, c’est le Suprême.

Satprem, né Bernard Enginger (1923-2007), Français, Breton, fut pendant vingt ans le confident de Mère, qui lui donna son nom véritable le 3 mars 1957 : Satprem « celui qui aime vraiment ». À l’âge de trente ans, il revient définitivement en Inde auprès de Celle qui cherchait le secret du passage à la « prochaine espèce », et forait en son corps ce passage. Mère, dont il deviendra le confident et le témoin pendant près de vingt ans.

C’est à l’Ashram qu’en 1954 il retrouvera celle qui fut sa compagne de bien des vies. Sujata Nahar sera aussi la compagne de cette vie, jusqu’à leur départ, 2007 (9 avril pour Satprem. 4 mai pour Sujata).

En 1959, Satprem devint, sous la supervision de Mère, disciple d’un prêtre tantrique du temple de Rameshwaram. Puis, en tant que disciple d’un autre yogi, il passe six mois à errer sur les routes de l’Inde comme mendiant sannyasi pratiquant le Tantra, ce qui lui donnera les bases de son second essai, « Par le corps de la terre, ou le Sannyasin » (Éditions Robert Laffont), souvenirs de ses vies passées, douloureuses, où toujours il rencontre et quitte Sujata.

Satprem dans Carnets d’une Apocalypse Tome IV

Une pièce musicale de Eternal Eclipse – Return to the Looking Glass (feat. Merethe Soltvedt)