Bitiou

Bitiou est un jeune paysan égyptien. Un soir, au crépuscule, comme il ramène son troupeau à la ferme, la vache qui marche en tête tout à coup s’arrête devant la porte de l’étable et se met à meugler. Bitiou comprend son langage car la sagesse d’un dieu est en lui. Elle dit :

– Ton frère Anapou est là derrière la porte. Il tient un couteau dans sa main. Il veut te tuer.

Bitiou voit en effet une ombre longue sur le seuil. Aussitôt il lache son bâton et s’en va en courant, les bras au ciel. Anapou surgit au soleil couchant, bouscule le troupeau de vaches et poursuit Bitiou en hurlant. Alors entre eux déferle un torrent infranchissable, un torrent surnaturel. C’est le dieu-soleil qui les sépare ainsi, car il ne veut pas que les deux frères s’entre-tuent. Anapou s’arrête au bord de l’écume tourbillonnante et crie :

– Je t’aurais tué, Bitiou, si j’avais pu, car tu as voulu abuser de ma femme.

Bitiou répond, sur l’autre rive :

– Si ta femme a dit cela, elle a menti. Maintenant nous ne pourrons plus jamais vivre heureux dans la même maison. Je dois partir. Ne m’oublie pas, frère Anapou. Et si tu vois un jour l’eau se troubler dans ton verre, tu sauras qu’il m’est arrivé malheur.

Anapou revient à la ferme en pleurant amèrement.

Bitiou s’en va sur les chemins d’Égypte, lui aussi accablé de chagrin. Son cœur douloureux lui pèse tant qu’un jour, parvenu dans une vallée lointaine, il l’arrache de sa poitrine et le cache dans un acacia. Alors Knum, le dieu-potier, qui vivait en ce temps-là parmi les hommes, Knum voyant le pauvre Bitiou si malheureux, si solitaire, le prend en pitié et fabrique pour lui une jeune femme en argile vivante. Elle est belle, elle sent bon ! Quand elle lave ses cheveux, elle parfume toute la rivière. Bitiou la regarde et la respire avec ravissement. Un jour comme elle lui demande pourquoi elle n’entend pas le moindre battement dans sa poitrine, il lui montre la cachette de son cœur : l’acacia. La femme d’argile vivante rit comme une enfant et s’en va en courant sur le chemin ensoleillé. Elle court jusqu’au palais du pharaon. Elle est si belle, elle est si parfumée que le pharaon tombe aussitôt amoureux d’elle.

– Je serai ton épouse, lui dit-elle, si tu abats pour moi un arbre.

Elle le conduit devant l’acacia où le cœur de Bitiou est caché. Pour plaire à la femme d’argile vivante le pharaon ordonne qu’on l’abatte. A l’instant où il tombe dans un grand gémissement de branches brisées, Bitiou meurt. Alors dans une ferme lointaine, son frère Anapou emplit son verre d’eau, et l’eau, dans le verre, se trouble. Aussitôt Anapou prend son bâton de pèlerin et quitte sa maison.

Il parcourt l’Égypte pendant sept longues années, cherchant partout le cœur de Bitiou. Il le découvre enfin dans le fruit d’une jeune pousse d’acacia. Anapou le prend au creux de sa main, et pour le ranimer souffle doucement sur lui, puis le plonge dans une source fraîche. Alors un taureau majestueux d’une blancheur immaculée surgit de l’eau, tout ruisselant d’écume. Ce taureau, c’est Bitiou. Il mugit au soleil et s’en va lentement au palais de la reine, son ancienne épouse d’argile vivante. Il entre dans la cour, il fait sonner ses sabots sur les dalles. La reine se penche à sa fenêtre, le voit, le reconnaît. Elle pousse un cri de terreur, elle court chez le pharaon, tremblante et pâle. Elle lui dit :

– Je veux que tu sacrifies pour moi ce taureau blanc qui piaffe dans la cour du palais.

Le pharaon fait égorger le taureau blanc. Du sang répandu sur le sol naissent deux lauriers en fleur. Deux lauriers dont les feuillages, agités par le vent, murmurent en langage humain. Ils parlent à voix paisible de la beauté de la vie. Mais la reine d’argile ne peut supporter de les entendre. Elle les fait abattre et regarde, droite et fière, les bûcherons à l’œuvre. Au premier coup de hache un petit éclat de bois cogne contre son front. Au deuxième coup de hache un copeau frappe sa poitrine. Au troisième coup de hache une écharde se fiche dans sa lèvre. Elle mord la goutte de sang qui perle. Aussitôt elle sent dans son ventre bouger un fils. Bientôt elle met au monde celui qu’elle a tué trois fois : Bitiou, qui fut un homme, un taureau blanc, un laurier murmurant. Il est maintenant un enfant nouveau-né. Elle le nourrit, et passent les années. Enfin vient le jour où celui que l’on appelle désormais « le trois-fois-vivant » monte sur le trône des pharaons. Alors la reine d’argile se défait et se disperse comme la poussière des chemins.

Ainsi finit l’histoire de Bitiou, que l’on racontait sur les places publiques, il y a quatre mille ans.

Henri Gougaud (1936-) est écrivain, auteur de chansons, homme de radio, poète, chanteur français mais aussi occitan, pionnier du renouveau des contes. Et si les contes nous étaient aussi nécessaires que les arbres, les sources, les herbes, les maisons ? Ils nous accompagnent depuis que nous savons parler. Et que nous disent-ils, dans ce siècle bancal où nous devons réinventer notre façon de vivre ensemble ?

Henri Gougaud (1936-2024) est écrivain, auteur de chansons, homme de radio, poète, chanteur français mais aussi occitan, pionnier du renouveau des contes. Et si les contes nous étaient aussi nécessaires que les arbres, les sources, les herbes, les maisons ? Ils nous accompagnent depuis que nous savons parler. Et que nous disent-ils, dans ce siècle bancal où nous devons réinventer notre façon de vivre ensemble ?Henri Gougaud dans L’arbre à soleils – Légendes du monde entier

Une pièce musicale de The Ghost Of The Future – Sebastiano Effe – They, Whom The Gods Want To Destroy