De la pierre à l’âme

Dans cette longue initiation à l’animisme qui s’est poursuivie pendant près de cinquante ans, une interrogation me poursuivait. Quelle est donc la nature de l’animal ? J’ai vécu chez un peuple de chasseurs et j’ai saisi la profondeur du divorce de l’homme avec l’animal. Le De natura rerum, aux hautes latitudes, est le récit de la mauvaise conscience de l’homme qui a rompu avec son passé hybride, ce paradis perdu. On ne discute plus, aujourd’hui, le fait que l’animal souffre, parle. Le temps n’est plus éloigné où l’on décryptera les messages de la baleine, et elle est très bavarde. Oui, un De natura rerum est à écrire sur l’Arctique. On doit d’abord faire prendre conscience de ce divorce, vécu si douloureusement, de l’homme avec la nature. Un remords habite les Inuit, ils savent que, après ce temps du paradis perdu, l’homme, pour s’affirmer, doit vivre debout, et pour ce faire, il lui faut en tant que chasseur tuer frère ours. Toute la mythologie inuite est habitée par ce remords. Ce divorce avec la nature est capital: dans ce désert de glace, de quoi vivre si ce n’est de frères et de sœurs animaux ? Nous savons aujourd’hui que 98.5 % des gènes d’un chimpanzé sont identiques à ceux de l’homme. Quel est le pourcentage de gènes d’un ours polaire par rapport à celui de l’homme? Un droit naturel doit s’imposer à notre société matérialiste, sans quoi la sanction sera terrible; on ne renie pas impunément son passé d’animal-humain, les règles sont sacrées.

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Une grande intimité avec les chiens de mon attelage m’a démontré que le chien-loup est doté d’intelligence, de mémoire et même d’affection. Ils furent parfois mes informateurs. Les mythes établissent qu’ils sont les pères des hommes, puisque c’est un chien qui a engrossé une femme et a fait naître les Inuit. Les chiens-loups ont une affectivité exceptionnelle. Les Inuit ont un attelage et très souvent l’ethnologue n’en a pas. Moi-même j’en disposais d’un. Ils sont si proches de l’homme qu’ils peuvent participer à sa quête intérieure. Ce fut mon cas. Dans la nuit polaire, m’étant arrêté et sentant comme des vibrations autour de moi, en concordance avec la nuit, le noir du ciel étoilé, zébré de brefs éclairs d’un blanc glacé, avec la glace de la mer qui a une respiration, la brume de froid, le vide qui s’établit, je connus un état zen. Mon chien de tête, Paapa, seconde par seconde, le ressentit. Lorsque cette méditation s’est achevée, le chien a bougé ses oreilles : il était complice. Ses pattes et ses griffes étaient disposées sur la banquise, calme, tel un seigneur, il était le prince de ce chœur de vicaires qui l’entourait. L’oubli du chien d’attelage dans l’enquête ethnologique et de la psychologie de l’homme du Grand Nord est gravissime

Jean Malaurie (1922-2024) est un ethnologue, géographe et écrivain français.

Jean Malaurie dans De la pierre à l’âme – La prescience sauvage

Une pièce musicale de Elisapie – Qaisimalaurittuq (Wish You Were Here) (feat. The Westerlies) 

Les paroles sur https://www.lacoccinelle.net/246823-pink-floyd-wish-you-were-here.html