Histoire de Lynx

Tout à coup, sur le sentier, devant lui, une ombre humaine apparaît. Un homme. Un homme ? Son corps est comme une brume vaguement lumineuse. Deux yeux pareils à deux étoiles dans son visage ténébreux regardent l’enfant fixement. Ces mots résonnent dans l’air et la nuit :

– N’aie pas peur, je suis Quals, le dieu bienfaisant. Je suis venu te dire que tu ne seras jamais seul au monde. Ton village est là-bas.

Il désigne un point, à travers les arbres. Lynx s’en va en courant. Maintenant, errant sous la lune dans son village mort, il découvre qu’il va devoir vivre comme un animal solitaire. Il trouve les braises sous la cendre. Il les ranime, et s’endort.

Dès qu’il s’éveille, à l’aube, il se met à l’ouvrage. Il fabrique un arc avec une branche souple et une corde en fibre de liane. Il taille quelques flèches et part à la chasse. Le dieu Quals le protège : Lynx tue une multitude d’oiseaux. Il les dévore. De leur plumage multicolore, il se fait un manteau si beau, si éblouissant que le soleil traversant le ciel s’arrête un instant, en plein midi, pour le contempler. Lynx le salue. Alors un homme apparaît au-dessus des huttes.

Il descend vers lui comme un oiseau. Il est rouge, son corps est un crépitement d’étincelles. Il se pose devant l’enfant vêtu de plumes, il lui dit :

– Si tu me donnes ton manteau, je te donnerai le mien. Tu ne perdras pas au change. Regarde : il est en fine peau de gazelle, et son pouvoir est grand : chaque fois que tu le plongeras dans le fleuve, il se remplira de poissons.

– D’accord, dit Lynx.

Il échange son manteau de plumes contre le manteau du soleil.

Maintenant, Lynx vit depuis une année dans son village abandonné. Il fait tous les jours des pêches miraculeuses, grâce au manteau du soleil. Il a construit une grande hutte où il a entassé d’immenses réserves de poisson séché. Il s’endort tous les soirs, devant son feu. Or, un matin, un chasseur vient par le fleuve dans un canoë d’écorce. Les hommes de sa tribu l’ont envoyé voir si Lynx a survécu, et s’il est devenu un homme véritable. Lynx a grandi, il n’a plus son regard d’enfant. Son poitrail est large, ses muscles sont saillants. Il accueille le chasseur, il le rassasie de poisson séché et de volaille. Il lui dit :

– Va chercher ceux de notre peuple. J’ai ici de quoi les nourrir. Ils vivront heureux, paisibles. Ils n’auront plus à craindre la famine.

Le messager s’en va et revient avec la tribu. Lynx le puissant, dans son manteau magique, est maintenant l’homme le plus respecté du village. Le plus fier aussi.

Un jour, il découvre la trace d’un cerf, dans la forêt. Il la suit, son arc au poing. La chasse pourtant n’est plus pour lui nécessaire, le manteau du soleil suffit amplement à le nourrir, lui et ses frères humains. Mais il veut affirmer sa force. Il poursuit le cerf, il le traque. Voici la bête à sa merci contre un rocher. Lynx ajuste une flèche sur son arc. Alors, derrière lui, une voix sonore arrête son geste. C’est le dieu Quals, au visage ténébreux, aux yeux d’étoiles. Il dit :

– Quand tu n’étais qu’un enfant désarmé, j’ai demandé au soleil de te donner son manteau magique pour que tu n’aies plus à chasser. Maintenant, c’est le cerf qui a besoin de ma protection.

Lynx ne l’écoute pas, il ricane et tend la corde de son arc. Alors le dieu Quals effleure son épaule et Lynx ne bouge plus. Il ne bougera plus jamais, car le dieu Quals, en cet instant, le change en haute pierre à forme humaine. Puis il prend dans ses bras le cerf qui broute l’herbe paisiblement et le lance dans le ciel.

La Grande Ourse qui brille dans les nuits claires, c’est lui, le cerf. C’est ce que racontent les Indiens cherokees, le soir, aux enfants que le sommeil fuit.

Henri Gougaud (1936-) est écrivain, auteur de chansons, homme de radio, poète, chanteur français mais aussi occitan, pionnier du renouveau des contes. À travers ces vingt-cinq contes recueillis sur les cinq continents, Henri Gougaud nous embarque pour un fabuleux voyage dans l’imaginaire des hommes.

Henri Gougaud dans La reine des serpents et autres contes du ciel et de la terre

Une pièce musicale de Schubert – « Ständchen » D957

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