L’euphorie des cimes

Moi-même, je suis partie à l’assaut des montagnes en croyant naïvement que j’allais conquérir le monde. Et c’est mon propre monde intérieur qui s’est révélé au bout de cette quête. La tentation de la toute puissance a sombré au passage. Ne s’en plaindront que ceux qui n’ont pas ressenti cette euphorie des cimes qui est la plus belle des récompenses.

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Un vieux grimpeur est un grimpeur ingénieux.

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« Beau » est le qualificatif qui vient spontanément sur les lèvres quand on contemple la montagne au cinéma, ou sur les pages d’un magazine. La haute montagne offre une combinaison infinie de lignes, de couleurs, de matières qui frappent le regard et suscitent l’admiration. Pourtant, le sentiment qui habite l’alpiniste n’est pas le sentiment du beau, mais celui du sublime.

Contrairement au randonneur qui peut avoir du paysage une appréhension plaisante, presque hédoniste, l’alpiniste a forcément avec lui une relation de lutte, d’opposition à vaincre.

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La plupart des autres disciplines organisent l’espace d’exercice pour le maitriser, rendant les conditions extérieures constantes et reproductibles.

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Au contraire, la montagne se refuse à toute normalisation, à tout contrôle. Même parvenu au sommet d’un pic difficile, l’alpiniste se défend de maitriser le monde: il a obtenu la victoire, oui, mais c’est une victoire sur lui-même, pas sur la nature dont la démesure reste si présente à chaque instant, qu’elle interdit de s’illusionner sur ses propres forces.

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Cette hostilité du milieu, à laquelle on ne veut pas se soustraire puisqu’il s’agit au contraire de l’attaquer de front, influence le regard et fait naître dans l’âme le sentiment du sublime. Mélange d’admiration et d’horreur, de joie et d’angoisse, d’exaltation et de crainte, ce sentiment est particulièrement éveillé par l’alpinisme. Les guides ont une expression pour en rendre compte : « Grande ambiance », disent-ils d’un air solennel. Et le client d’opiner, heureux et fier d’être là.

Anne-Laure Boch dans L’euphorie des cimes

Une pièce musicale de Grieg – In the Hall of the Mountain King