De la vie intérieure

On peut le refuser et vouloir que les choses soient autrement. On souhaiterait presque tous ne pas vieillir, ne jamais être malade, ne pas mourir. Certains rejettent leur culture, leur famille, leur lieu de naissance. D’autres n’aiment pas leur corps, leur tempérament, et souffrent de certaines limitations physiques ou psychiques. Ce refus est parfaitement compréhensible et légitime. Et pourtant la sérénité, la paix intérieure, la joie ne peuvent nous échoir sans un acquiescement à l’être et une acceptation profonde de la vie telle qu’elle nous est donnée, avec sa part d’inéluctable. Ce « oui » à la vie ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas chercher à évoluer, à modifier ce qui peut l’être, à contourner des obstacles évitables. On peut quitter un pays qui nous oppresse, s’éloigner d’une famille mortifère, développer des qualités, transformer certains handicaps physiques ou blessures psychologiques pour en faire des atouts. Mais ces changements ne peuvent intervenir que sur ce qui est modifiable, et ils ne nous seront profitables que si nous les opérons sans rejet violent du donné initial de notre vie. On peut ainsi intervenir sur son apparence physique, mais nul ne peut éviter à son corps de vieillir. On peut prendre de la distance avec ses parents et sa famille d’origine, mais il sera impossible de trouver la paix intérieure si cette distance repose sur un ressentiment permanent, sur une haine tenace, sur un refus de ce qui a été. La sagesse commence par l’acceptation de l’inévitable et se poursuit par la juste transformation de ce qui peut l’être.

Cette compréhension est au fondement même d’un grand courant philosophique de l’Antiquité gréco-romaine qui s’appelle le stoïcisme. Le nom de cette école de sagesse – stoa, le portique – provient banalement de la Stoa Poikile, un célèbre portique décoré de fresques qui servait de point de repère aux Athéniens et sous lequel Zénon, le père du stoïcisme, délivrait ses enseignements. De nombreux penseurs ont pratiqué la philosophie stoïcienne, du IVe siècle avant notre ère jusqu’au VIe siècle de notre ère, soit pendant près de mille ans. Les philosophes stoïciens appartenaient à toutes les couches de la société, de l’empereur Marc Aurèle à l’esclave Épictète. Ce dernier, qui a vécu au Ier siècle, a parfaitement résumé dans son Manuel la distinction entre « ce qui dépend de nous » (l’opinion, les désirs, l’aversion…) et qu’il nous appartient librement de transformer et « ce qui ne dépend pas de nous » (corps, condition de naissance, réputation…) que l’on doit accepter. Épictète faisait remarquer à juste titre que nous voudrions bien souvent changer ce qui ne dépend pas de nous et ne pas faire évoluer ce qui dépend pourtant de nous. Une telle attitude ne peut conduire qu’au malheur et au ressentiment.

Frédéric Lenoir (1962) est philosophe, sociologue, historien des religions, conférencier et écrivain.

Frédéric Lenoir dans Petit traité de vie intérieure

Une pièce musicale de Jean-Michel Blais – passepied 

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