La présence du monde

Un buddha ancien dit : « Avec le temps, je m’élève plus haut que les cimes des monts ; avec le temps, je descends plus profond que les fonds des mers. Avec le temps, je prends l’aspect de l’esprit guerrier ; avec le temps, je revêts le corps doré de seize pieds. Avec le temps, je me fais bâton ou balayette ; avec le temps, je deviens pilier ou lanterne. Avec le temps, je me confonds avec toute personne ordinaire ; avec le temps, je me fais un avec l’étendue terrestre et la voûte du ciel. »

Ce que j’appelle « le temps d’une présence » veut dire que la présence participe du temps et que le temps participe de la présence. « Le corps doré haut de seize pieds » n’est autre que le temps. Et puisqu’il se confond avec le temps, il l’illumine d’une splendeur rayonnante. Nous devons apprendre à l’assimiler au cours des douze heures d’aujourd’hui. « L’esprit guerrier » n’est autre que le temps. Et puisqu’il se confond avec le temps, il est nécessairement identique avec les douze heures d’aujourd’hui. Nous n’avons pas encore trouvé le moyen de mesurer la densité variable et la vitesse changeante des heures d’une journée, nous parlons donc de « douze heures » tout court. Puisque leur orientation du passé vers l’avenir nous paraît évidente, nul ne la met en doute. Et pourtant, le doute est l’origine de toute connaissance. Depuis toujours, nous les êtres vivants doutons de tout un tas de choses qui nous sont inconnues, mais puisque nous ne pouvons jamais trancher de manière définitive, ces doutes antérieurs ne sauraient en aucun cas coïncider avec le doute qui me préoccupe ici et maintenant. Ils ne font que persister dans le temps.

Dès lors que nous-mêmes sommes rangés à la place correcte, nous pouvons en faire autant avec le monde entier. Nous nous apercevons alors que chaque personne et chaque chose dans ce monde ont un temps qui leur est propre. Aussi nombreuses qu’elles soient, les choses ne s’entravent pas l’une l’autre ; aussi multiples qu’ils soient, les temps ne s’entravent pas l’un l’autre. Par conséquent, autant l’esprit s’initie dans le temps, autant le temps s’initie dans l’esprit. Il en va de même pour la pratique de l’ascèse dans l’accomplissement de la Voie. Dès lors que moi-même suis rangé à la place correcte, je peux le voir en toute clarté. Et il en va de même pour le principe naturel de la Voie selon lequel tout moi individuel participe du temps. En vertu de ce principe authentique, nous devons apprendre d’expérience que le monde dans son ensemble comprend d’innombrables phénomènes et de nombreux signes, et que chaque signe, chaque phénomène en particulier fait partie intégrante de ce monde dans son ensemble.

Eihei Dōgen, Dōgen Kigen, soit Dōgen rare mystère ou maître zen Dōgen (1200-1253) est un grand maître de l’école Sōtō du bouddhisme zen, qu’il introduisit au Japon depuis la Chine. L’importance de voir, de percevoir, de s’ouvrir au monde est maintes fois affirmée au fil des chapitres du Shôbôgenzô (« Trésor de l’œil de la vraie loi »), la somme de la pensée de Dôgen. Mais en même temps la difficulté, sinon l’impossibilité, d’exprimer en paroles ou de reproduire en images ce qu’on a aperçu en toute clarté est une de ses préoccupations majeures.

C’est un phénomène bien connu que plus la vision s’impose comme évidente, plus son expression est malaisée

Maître Dogen dans La présence au monde

Une pièce musicale de Alexandra Stréliski – A new romance

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