De la souffrance

La souffrance devrait se trouver au cœur des préoccupations de quiconque s’intéresse aux questions sociales, politiques et économiques. Le sociologue allemand Hartmut Rosa a noté que c’est « la souffrance humaine réelle qui est le point de départ normatif » des sciences sociales critiques1. Je suis profondément persuadé que son intuition est juste. S’intéresser à notre vie économique sans y intégrer des considérations humaines n’est rien d’autre qu’une aberration. La réflexion économique ne se limite pas à l’analyse de froids et impersonnels tableaux statistiques : elle doit éclairer la réalité humaine tapie derrière ces données. Une statistique économique n’est jamais qu’un simple chiffre ; elle mesure des phénomènes humains et sociaux tout en masquant leur complexité.

Lorsque je donnais les cours élémentaires d’économie à l’École des hautes études commerciales (HEC), je prenais soin d’expliquer dans mes classes qu’une hausse du taux de chômage, ce n’est pas qu’un chiffre qu’on balance au téléjournal : derrière lui, des milliers de personnes sont frappées par la précarité. Par exemple, entre les mois de septembre et octobre 2017, le taux de chômage est passé de 5,6 % à 5,7 % au Canada. Ce tout petit dixième de point de pourcentage représente tout de même 5 200 personnes qui n’ont plus de boulot. Une partie d’entre elles aura été mise à pied pour mille raisons différentes. D’autres auront décidé de quitter leur emploi dans l’espoir d’améliorer leur sort, ou parce qu’ils n’étaient plus heureux dans leur travail. Dans tous les cas, ce sont des milliers de personnes, de couples, de familles qui vivent des jours angoissants face à l’incertitude que présente leur avenir. Une incertitude qui vient avec son lot de souffrances.

Au cours de ces quatre années à titre de chroniqueur à L’Itinéraire, j’ai toujours tenté de poser mon regard sur cette souffrance. Ce qui m’a motivé, là comme ailleurs, c’est le souci de montrer que notre vie économique n’est pas qu’une question d’argent, d’intérêts marchands désincarnés ni de haute finance et de mouvements monétaires sur les marchés boursiers. La vie économique est concrète, incarnée, humaine et belle, autant qu’elle peut être laide et produire des tragédies sans nom.

Serge Bouchard (1947-2021) est un anthropologue, écrivain et animateur de radio québécois.

Serge Bouchard dans L’élan vers l’autre – Chroniques parues dans L’Itinéraire. 2014-2017

Une pièce musicale de Lars Danielsson and Leszek Mozdzer – Suffering

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