Les opinions

Les actions de l’Homme n’ont plus cette signification cosmique qu’on leur attribuait à l’époque de l’astronomie ptolémaïque, mais elles restent tout ce qu’il nous est donné de connaître du Bien et du Mal. Il est quelque peu ridicule de rechercher, à l’instar d’Osymandias, roi des rois, la grandeur personnelle si l’on considère que le pouvoir ou la gloire que peut atteindre un être humain est tellement microscopique que cela ne vaut guère même le plus petit effort. En revanche, les buts impersonnels, comme d’essayer de comprendre le monde autant qu’il est possible, de créer du beau ou de contribuer au bonheur humain, ne semblent pas risibles, car c’est ce que nous pouvons faire de mieux. Il est ainsi possible de retirer de la prise de conscience de notre manque d’importance une certaine forme de paix, en sorte qu’il peut devenir moins difficile de profiter de la bonne fortune sans s’en glorifier et de supporter la mauvaise sans désespérer.

*

Les opinions des gens sont surtout conçues pour les mettre à l’aise ; la vérité, pour la plupart des gens, est une considération secondaire.

*

Il est important d’apprendre à ne pas être en colère contre des opinions différentes des vôtres, mais à se mettre au travail en comprenant comment elles se produisent. Si, après les avoir compris, ils semblent toujours faux, vous pouvez alors les combattre beaucoup plus efficacement que si vous aviez continué à être simplement horrifié. Je ne suggère pas que le philosophe ne devrait pas avoir de sentiments ; l’homme qui n’a pas de sentiments, s’il existe un tel homme, ne fait rien, et donc n’obtient rien. Nul homme ne peut espérer devenir un bon philosophe à moins d’avoir certains sentiments qui ne sont pas très communs.

Il doit avoir un désir intense de comprendre le monde, autant que possible ; et pour le bien de la compréhension, il doit être prêt à surmonter ces étroitesses de vision qui rendent impossible une perception correcte. Il doit apprendre à penser et à ressentir, non pas en tant que membre de ce groupe, mais en tant qu’être humain. S’il le pouvait, il se départirait des limites auxquelles il est soumis en tant qu’être humain. S’il pouvait percevoir le monde comme un Martien ou un habitant de Sirius, s’il pouvait le voir comme il semble à une créature qui vit un jour et aussi comme il semblerait à une créature qui a vécu un million d’années, il serait un meilleur philosophe.

Mais cela, il ne peut pas le faire ; il est lié à un corps humain avec des organes humains de perception. Dans quelle mesure cette subjectivité humaine peut-elle être surmontée ? Peut-on savoir quelque chose sur ce qu’est le monde par opposition à ce qu’il semble ? C’est ce que le philosophe souhaite savoir, et c’est à cet effet qu’il doit suivre une si longue formation d’impartialité.

Bertrand Arthur William Russell (1872-1970), 3e comte Russell, fut un mathématicien, logicien, philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste britannique.

Bertrand Russell dans L’art de philosopher

Une pièce musicale de Beethoven: Overture Egmont – Radio Filharmonisch Orkest led by Karina Canellakis

Laisser un commentaire