Le bonheur d’être triste

Un jour, pendant mes études de droit, j’avais vingt-deux ans, des amis sont passés me prendre pour aller en cours. J’écoutais avec bonheur de la musique douce-amère, sur le mode mineur. Pas Albinoni, que je ne connaissais pas encore ; plus vraisemblablement une chanson de mon éternel favori Leonard Cohen, le grand poète du pessimisme.

Il est difficile de mettre des mots sur ce que j’éprouve quand j’entends ce genre de musique. On pourrait dire que je suis triste, mais c’est en fait de l’amour que je ressens, comme une immense vague d’amour. Une profonde parenté avec toutes les autres âmes au monde qui connaissent le chagrin que cette musique s’efforce de traduire. Beaucoup de respect pour le compositeur capable de transformer la souffrance en beauté. Si je suis seule à ce moment-là, j’adopte spontanément une posture de prière, les mains à la hauteur du visage, paume contre paume, même si je suis totalement agnostique et que je ne me reconnais dans aucune religion établie. Mais cette musique fait s’ouvrir mon cœur : j’ai littéralement la sensation que les muscles de ma poitrine se dilatent. J’en arrive même à accepter l’idée que tous ceux que j’aime, moi y compris, mourront un jour. Cette sérénité face à la mort dure peut-être trois minutes, mais chaque fois, elle me transforme un peu. Si vous définissez la transcendance comme un moment où le moi s’efface et où l’on se sent connecté au tout, c’est grâce à ces moments musicaux doux-amers que je m’en approche le plus. Mais cela m’est arrivé quantité de fois.

Et je n’ai jamais pu comprendre pourquoi.

*

Lorsque nous sommes blessés, nous tendons à nous écarter ensuite de ce qui nous a fait mal : c’est un réflexe ancestral, animal, précieux pour les blessures physiques, mais inopérant, voire dangereux, pour nos blessures psychiques. Si un chagrin d’amour nous pousse à fuir l’amour, si l’inconfort de la tristesse nous pousse à fuir la tristesse, nous nous en trouverons protégés mais appauvris, et bloqués dans notre croissance intérieure.

Susan Horowitz Cain (1968- ) est une coach, consultante, formatrice et conférencière américaine.

Susan Cain dans Le bonheur d’être triste

Une pièce musicale de Leonard Cohen – Happens to the Heart

Les paorles sur https://www.lacoccinelle.net/1367193-leonard-cohen-what-happens-to-heart.html