Il y a 2 000 ans

Pourquoi ces plaintes contre la nature ? Elle s’est montrée si bienveillante ! Pour qui sait l’employer, la vie est assez longue. Mais l’un est dominé par une insatiable avarice ; l’autre s’applique laborieusement à des travaux frivoles ; un autre se plonge dans le vin ; un autre s’endort dans l’inertie ; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d’autrui ; un autre témérairement passionné par le négoce est poussé par l’espoir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers ; quelques-uns, tourmentés de l’ardeur des combats, ne sont jamais sans être occupés ou du soin de mettre les autres en péril ou de la crainte d’y tomber eux-mêmes. On en voit qui, dévoués à d’illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire.

Plusieurs convoitent la fortune d’autrui ou maudissent leur destinée ; la plupart des hommes n’ayant point de but certain, cédant à une légèreté vague, inconstante, importune à elle-même, sont ballotés sans cesse en de nouveaux desseins ; quelques-uns ne trouvent rien qui ne les attire ni qui leur plaise : et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude.

Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d’un grand poète me parait incontestable : nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie ; car tout le reste de sa durée n’est point de la vie mais du temps.

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Peut-il y avoir pour les hommes (je dis ceux qui se piquent de prudence, et qui sont le plus laborieusement occupés) de soin plus important que d’améliorer leur existence ? Ils arrangent leur vie même ; ils s’occupent d’un avenir éloigné ; or différer, c’est perdre une grande portion de la vie ; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l’avenir. Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper. Quel est donc votre but ? Jusqu’où s’étendent vos espérances ? Tout ce qui est dans l’avenir est incertain : vivez dès à cette heure.

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Ceux-là seuls qui jouissent du repos, qui se consacrent à l’étude de la sagesse. Seuls ils vivent ; car non seulement ils mettent à profit leur existence, mais ils y ajoutent celle de toutes les générations.

Sénèque dans De brevitate vitae (il y a 2 000 ans)

Une pièce musicale de Vangelis – Voices