De la liberté de penser dans un État libre

Là en effet où l’on s’efforce de la [la liberté de la pensée] ravir aux hommes, là où l’on fait le procès aux opinions dissidentes, et non aux individus, qui seuls peuvent faillir, là ce sont les honnêtes gens dont le supplice est donné en exemple, et ces supplices sont considérés comme de vrais martyres qui enflamment la colère des gens de bien et excitent en eux des sentiments de pitié, sinon de vengeance, au lieu de porter la frayeur dans leur âme. Alors les saines pratiques et la bonne foi se corrompent, la flatterie et la perfidie sont encouragées, les ennemis des victimes triomphent en voyant le pouvoir faire de telles concessions à leur fureur et par là se constituer sectateur de la doctrine dont ils se donnent pour interprètes. Qu’arrive-t-il enfin ? Que ces hommes usurpent toute autorité, et ne rougissent point de se déclarer immédiatement élus par Dieu, de proclamer divins leurs décrets, et simplement humains ceux qui émanent du gouvernement, afin de les soumettre aux décrets divins, c’est-à-dire à leurs propres décrets. Or qui ne sait combien cet excès est contraire au bien de l’État ?

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Mais admettons qu’il soit possible d’étouffer la liberté des hommes et de leur imposer le joug, à ce point qu’ils n’osent pas même murmurer quelques paroles sans l’approbation du souverain : jamais, à coup sûr, on n’empêchera qu’ils ne pensent selon leur libre volonté. Que suivra-t-il donc de là ? C’est que les hommes penseront d’une façon, parleront d’une autre, que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’État, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes. Mais tant s’en faut qu’il soit possible d’amener les hommes à conformer leurs paroles à une injonction déterminée ; au contraire, plus on fait d’efforts pour leur ravir la liberté de parler, plus ils s’obstinent et résistent.

Baruch Spinoza (1632-1677), également connu sous les noms de Bento de Espinosa ou Benedictus de Spinoza est un philosophe hollandais dont la pensée eut une influence considérable sur ses contemporains et nombre de penseurs postérieurs. Le propos de son livre est encore d’actualité.

Spinoza dans De la liberté de penser dans un État libre

Une pièce musicale de Richie Havens – Freedom