Saint-Quelqu’un

La souffrance de l’abandon

La chambre est encore immobile. Peu à peu, dans le commencement du jour, les tiges du lit de cuivre s’élèvent du sol, le drap se dégage de l’ombre, la tache grisâtre d’un corps de femme s’épaissit lentement.

La main de Juliette s’écarte du corps ; sa lueur pâle voyage sur la couverture, remonte et se noie sous le traversin. La main rêve qu’elle s’inquiète ; les doigts, le bras, l’épaule s’interrogent de proche en proche : la tête de mon mari ne repose pas sur le traversin. Juliette s’éveille.

*

Aussitôt, de la gorge au ventre, toutes les choses de l’intérieur se crispent. Elle s’appuie sur un coude et retrouve intacte la douleur d’hier. Une douleur têtue, qui ne remue ni pensées ni calculs, et que rien ne limite, que rien ne peut apaiser. Brusquement Juliette saute du lit. Elle cogne des talons sur le plancher, tire sur son corsage, retend son bas si brusquement qu’elle le déchire, ajuste ses lunettes d’un coup sec, heurte l’armoire en gémissant, comme si la fureur des gestes la vengeait un peu.

Elle se débat. De force, elle introduit les objets dans le monde de la souffrance et de la dureté pour n’être point isolée dans son mal.

Comme elle s’est couchée habillée, la sueur de la nuit graisse et refroidit ses vêtements et la mauvaise haleine lui colle la bouche. Accotée à l’armoire, elle tremble en se serrant les poignets.

« Il peut bien faire ce qu’il veut, ça m’est égal… »

Les mots font des trous où la souffrance se précipite, comme la mer quand on creuse le sable.

Louis Pauwels (1920-1997), on l’a oublié, est d’abord un romancier. C’est par un roman, l’admirable « Saint Quelqu’un » qu’il se fait connaître en 1946.Au lendemain de la guerre, « Saint Quelqu’un » fixe donc l’univers d’un jeune homme de vingt-six ans, une banlieue grise, uniforme, atelier et dortoir des pauvres, en marge d’une ville lointaine et inaccessible. C’est là qu’il a grandi, c’est là que son esprit reviendra constamment jusqu’à la fin de ses jours.

Louis Pauwels dans Saint-Quelqu’un

Une pièce musicale de Salomone Rossi – Sonata prima detta la moderna

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