
Au fil de l’ascension, une belle montagne, sur l’autre versant de la vallée, se révéla progressivement dans toute sa masse et m’apparut comme un cône gigantesque : je puis dire qu’elle « prit forme » tandis que je m’élevais, son dessin d’ensemble ne me devenant perceptible que quand j’eus atteint une certaine altitude. Ce n’est pas qu’elle était si belle, d’ailleurs. Mais voici l’intérêt de prendre de la hauteur : la forme du monde, cachée pour le passant des fonds de vallée, nous apparaît miraculeusement à mesure que nous montons. À la réflexion, elle devait être assez somptueuse, cette montagne, car je me rappelle m’être émue d’un petit banc, vraiment tout seul sur un épaulement, posé devant la majesté de la chaîne comme au bord de l’infini.
Bien sûr, il n’y a pas une forme mais des formes diverses qui, ailleurs qu’en montagne, sont presque toujours invisibles – souterraines. Mais voici ce que j’essaie d’exprimer par ces mots de « forme du monde » : habituellement, nous marchons sur le monde et, qu’il soit plat ou vallonné, nous le percevons (si nous prenons le temps d’y songer) comme une surface amorphe qui soutient nos pieds. Tandis qu’au cours de l’ascension, ses figures se révèlent, extraordinairement variées, et nous prenons conscience que le monde a une forme
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Je m’en suis souvent désolée : à présent, lever les yeux vers la voûte céleste ne nous donne plus, ou moins, le sentiment du temps long, car elle n’a plus cette admirable immuabilité qui permettrait sans doute à nos ancêtres d’être conscients de leur place fugace dans l’éternité d’un univers constant. Sachant que leurs aïeux au fil des générations avaient contemplé le même ciel, les mêmes étoiles fixes, la lune se levant aux mêmes endroits (selon les saisons) et le soleil aussi, quelle merveilleuse valeur ils devaient accorder à notre précarité, et quelle humilité, si opposée à notre hubris, devait être la leur.
Face au temps long, le sentiment vif de notre impermanence. La montagne et le cosmos sont les deux « lieux » dont le spectacle me fait éprouver le sentiment de la durée. D’où mon regret quand s’y inscrivent les traces de notre humanité, c’est-à-dire de notre brièveté.
Belinda Cannone dans La forme du monde
Une pièce musicale de Vangelis – Ask the Mountains
