À contre-courant

J’ai un discours qui est vraiment à contre-courant. Si on avait un débat public, les identitaires nationalistes pourraient être les plus durs avec moi, car j’entraîne notre débat identitaire dans une autre direction. Une bonne partie de ma carrière, j’ai inversé les rôles. Au lieu de parler de défaite, j’ai fabulé sur nos ancêtres, sur nous, sur ma famille, sur le pays. Quand j’ai fait mon doctorat sur les métiers au long cours, on m’avait dit que le métier de camionneur, c’était un métier de zombies. Tu as le choix de dire ça ou de dire autre chose. Mon parti pris a toujours été de magnifier, de donner du sens, de grandir les choses, autant pour les coureurs des bois que pour les Indiens et les femmes. Si vous me demandiez où loge mon espoir, il est là, dans la poésie.

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Très certainement une délinquance. C’est devenu tellement facile d’enrayer le système. Je suis lent parce que je marche lentement. Ça me vient des routiers, des Innus ; les gens m’ont énormément appris. Dans le trafic, si tu es pressé, ralentis. Si tu es immobilisé, essaie de ne pas dire un mot. Il y a une forme de sagesse dans le fait de dire à son environnement qu’on n’a pas envie de devenir fou.

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Le baseball est atmosphère, il est climat, il nous retient insidieusement. Je l’ai toujours soupçonné d’accointances extraterrestres. Ce n’est pas pour rien qu’on a tourné des films comme Le champ des rêves. Le baseball se joue du temps et de l’espace, comme s’il appartenait à une autre dimension. C’est une machine à figer le temps. Il est comme la mémoire des plus tranquilles archives de l’histoire.

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Le routier arrive un jour ou l’autre à ses derniers kilomètres, il doit “accrocher ses clés”, le pouvoir de la route lui échappe, l’envergure des voyages aussi. Une chaise lui sera désormais plus utile que tous les projets de fuite. Or, je m’apprête à me départir d’un trésor, je dois vendre mon vieux camion, l’enlever de ma vue, l’effacer de ma mémoire.

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J’aurai vécu toute ma vie avec une pensée lente, une infirmité lourde de l’intellect, une âme primitive en somme. J’aurai vécu avec une âme simpliste, émerveillée de voir une orque épaulard sortir de l’eau. Cela ne se fait plus, s’asseoir et ne rien faire, à l’affût des soubresauts magiques d’une réalité imprévisible. Elle est finie, l’épiphanie élémentaire, depuis l’avénement des écrans à tout faire.

Serge Bouchard (1947-2021) est un anthropologue, écrivain et animateur de radio québécois.

Serge Bouchard dans Les Yeux tristes de mon camion

Une pièce musicale de Alexandra Stréliski – Plus tôt

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