Esprits suffisants

Un jour d’entre les jours, deux savants se promenaient dans le désert.

Nasruddin le Simple les accompagnait. Il avait reçu d’eux un sou pour éventer leur visage tandis qu’ils cheminaient. Ces deux conséquents érudits, traînant la babouche sous leur bedaine et devisant gravement, faisaient assaut de tant de science que Nasruddin, ébahi, en oubliait d’agiter sa branche de palmier devant leur face. Il n’éventa bientôt plus que sa propre figure quand il entendit le premier de ces sages révéler à son acolyte :

– Ami très vénéré, donnez-moi n’importe quel relief de carcasse animale et je me fais fort de reconstituer sur-le-champ autour de ces débris la chair disparue de la bête, ses molécules, ses atomes, son sang, ses organes, sa peau, bref, son corps tout entier. N’est-ce point là de l’admirable biologie ?

– Bagatelle, très estimé compagnon, répondit l’autre. Balbutiement de novice !

Je suis, moi, capable – tenez-vous bien – d’insuffler la vie dans le corps de votre bestiole, de faire qu’elle se dresse sur ses pattes et respire à nouveau l’air de la Création ! Hé, ne sommes-nous point là à la hauteur de Dieu ?

Devisant ainsi dans l’humble simplicité des sages, ils rencontrèrent au bord du sentier le crâne d’un lion. Les deux savants l’examinèrent avec une gourmandise d’experts, puis se défièrent de prouver l’étendue de leur science. Le premier marmonna quelques formules considérablement intelligentes et versa trois gouttes de potion sur le crâne du fauve où l’on vit aussitôt repousser son museau, ses babines, sa langue, sa royale crinière, son pelage luisant et ses pattes griffues. Alors Nasruddin le Simple, éventant la face, les épaules, les pieds du deuxième savant risqua de sa misérable voix : “Je ne doute pas de votre génie, ô sage illustrissime, dit-il. Vous êtes assurément capable de rendre la vie à cette bête que vient de fabriquer votre collègue. Cependant, j’ose espérer que vous préférerez goûter à ces quelques oranges que j’ai apportées pour vous.”

Il sortit de son sac, fébrilement, ses fruits.

– Vous tremblez, c’est trivial, répondit le savant en riant doucement. Sachez, mon ridicule ami, que l’homme de science ne saurait prendre en compte les effrois des timorés et les jérémiades des obscurantistes. Il peut rendre force et souffle à la bête, il le fait. L’avenir est à ceux qui osent !

Il retroussa sa manche et, le geste assuré, il versa une goutte de son médicament sur le front du lion. La bête se frotta une oreille contre les cailloux. Une deuxième goutte mouilla le coin d’un œil, qui s’ouvrit aussitôt. Nasruddin laissa là son sac et s’en fut chercher refuge sur la plus haute branche d’un arbre mort. Il vit de son perchoir une troisième goutte s’écraser sur le museau du lion endormi. L’animal se dressa, salua le soleil d’un rugissement fier.

– Dieu ! dit l’homme de science, bras ouverts à l’extase, ne suis-je pas très grand ?

Dieu ne répondit pas, mais le lion le fit (les lions, c’est connu, parlent à coups de crocs). Il lança une patte et l’autre, ouvrit sa gueule énorme, dévora les savants, et se sentant soudain une envie de tendresse s’en fut la truffe au vent chercher une lionne parmi les dunes du désert. »

Henri Gougaud (1936-2024) est écrivain, auteur de chansons, homme de radio, poète, chanteur français mais aussi occitan, pionnier du renouveau des contes. Et si les contes nous étaient aussi nécessaires que les arbres, les sources, les herbes, les maisons ? Ils nous accompagnent depuis que nous savons parler. Et que nous disent-ils, dans ce siècle bancal où nous devons réinventer notre façon de vivre ensemble ?

Henri Gougaud dans Contes des sages soufis

Une pièce musicale de Blais – Blind

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