
L’homme ne descend pas du singe, il descend de l’ourse. Nous nous devons de redresser notre arbre généalogique car ce n’est pas faire honneur à notre mère l’ourse que de la reléguer ainsi aux oubliettes de la lignée. Reprenons l’observation d’un judicieux humoriste : les animaux étant en général si agréables à regarder, pourquoi faudrait-il qu’en matière de paternité et de maternité nous nous réclamions du plus laid, c’est-à-dire du singe, comme si ses grimaces étaient une preuve incontestable de parenté ? Oublions ces facéties anthropologiques et retenons la théorie algonquienne : l’ours est notre frère. C’est lui qui nous a fabriqués. C’est notre maître de bout en bout, de la naissance à la maturité.
Il est à remarquer que l’ours est rond, d’où les peluches et les oursons. Ces rondeurs sont des invites à la tendresse, à la douceur, ce sont des caresses destinées à nos fors intérieurs, sources de chaleur qui nous amusent ou nous endorment selon le temps de la journée. Il faut avoir un cœur de pierre pour tuer un petit ours endormi au faîte d’un bouleau lorsque son corps allongé repose sur une branche dont l’écorce est tout à fait lisse, le museau sur un nœud noir, ses quatre petites pattes se balançant dans le vide, moulé à la forme de la branche et installé dans ces hauteurs comme s’il s’était doucement assoupi sur l’édredon d’un beau grand lit. Il grimpait là pour s’amuser et c’est durant son jeu que le sommeil l’aura surpris. Il s’en faut d’un chasseur excité que ce somme ne soit son dernier.
S’il ne meurt, l’ours vieillit. L’on a beaucoup exagéré sur sa férocité. Bien sûr il grogne, mais la plupart du temps il s’agit de ses humeurs, qui sont souvent mauvaises en vieillissant. Mais Il pourrait aussi y avoir d’autres causes : sa solitude peut-être, et la simple présence de l’homme, cet homme qui le déçoit énormément. L’ours, il est vrai, n’aime pas les importuns, il attache une importance considérable à sa tranquillité, il soigne la paix de son esprit au moins autant que sa sécurité. À la grandeur du bois, il va sans peur, intraitable et curieux, comme s’il errait à la recherche de quelque chose qu’il ne tient pas à réellement trouver, content qu’il est de ses courses, trop heureux de farfouiner sans fin dans des espaces inépuisables sous le rapport de ses recoins.
Les ours les plus beaux sont aussi les plus gros. Voilà une espèce qui ne craint pas d’engraisser et, dans le dictionnaire des ours, ne cherchez pas le mot « anorexie », ils l’ont bouffé. Aux premières neiges, ils se trouvent un trou, une anfractuosité rassurante à l’intérieur de laquelle ils se couchent en boule. Commence alors le recueillement sacré du grand esprit qui se repose les idées. L’ours épuise ses réserves dans sa propre tanière, se chauffant de lui-même, échappant aux tempêtes et aux dépressions, insensible à la longueur du temps, à l’interminable passage des mauvais jours, complètement absent à tout ce qui l’entoure, immobile en principe jusqu’au soleil du printemps. Il est l’unique artisan de son bonheur, c’est un sage, un fidèle, un praticien de l’habitude.
L’ours est le meilleur de l’homme. Il y a de cela plus de vingt-cinq années, un bel ours noir s’est présenté en plein cœur du village montagnais de Mingan. Il semblait savoir où il allait. Au moment où des gens s’apprêtaient à le tuer parce parler aux dieux du développement, ce qui n’est pas rien en notre monde profane. Que de réminiscences, que d’impressions se cachent sous ces mots : Shell, Texaco, Petro-Canada, Fina, Spur, Esso, Union Carbide, Noranda Copper, Gulf. Ouvertures, fermetures, l’histoire moderne se fait sous nos yeux, sur notre dos et sur nos braves épaules. Au risque de notre vie, il faut contempler cette grande forge, nous ouvrir à la beauté des fumées, des flammes et des vapeurs, à cette architecture de tuyaux et de cheminées, à ce paysage de trous et de vieilles voies ferrées, à tous ces travaux humains qui font que nous ne dépendons plus du soleil pour y voir clair ni des nuages pour n’y rien voir. Ce n’est pas une banlieue, est-ce vraiment une ville ? Il est difficile de classer cet amas autrement qu’en le repoussant dans ces zones grises que sont les résidus de toute classification. Nous avons des cousins à Rouyn, à Arvida ou ailleurs, à Pittsburgh ou à Lille. C’est l’Internationale des choses sérieuses.
Dans ces conditions, il serait absurde de songer à redresser la situation en donnant carte blanche et fortune aux aménagistes-architectes-esthéticiens-penseurs dans l’espoir qu’ils se mettent à la tâche de redonner à notre milieu une allure acceptable. Inutile de maquiller ces terrains perdus et, de grâce, ne venez plus afficher ces panneaux nous rappelant que la pollution, c’est notre affaire. Ne nous sensibilisez plus, ne nous conscientisez plus. Des intellectuels au-dessus de tout soupçon se sont prononcés et il s’avère que nous ne sommes pas un quartier propice à la culture et aux arts. Des éditorialistes sérieux ont écrit qu’il serait complètement farfelu de songer à y prolonger le métro. Dans notre cas, plus rien à faire.
Contre l’opinion de tous ceux qui comptent, je poserais la candidature de l’ensemble de mes concitoyens pour la médaille du Grand Mérite attribuée aux gens qui payent le prix du Grand Progrès. Je suggère qu’un métro doré nous soit construit et je suggère encore qu’il soit gratuit pour nous et pour les dix prochaines générations. J’imagine des événements grandioses, une Maison de l’Opéra sur le boulevard Chimique où l’Orchestre symphonique jouerait des airs de Faust à la lueur des torches de pétrole, en hiver.
Serge Bouchard (1947-2021) est un anthropologue, écrivain et animateur de radio québécois. De novembre 1975 à octobre 1976, Serge Bouchard a voyagé avec des camionneurs dans le Nord-Ouest québécois. Son but : étudier et observer leur travail pour en faire le sujet de sa thèse de doctorat. Serge Bouchard et Mark Fortier ont transformé la matière de cette recherche ethnographique unique en un portrait vivant et pénétrant du monde des routiers.
Serge Bouchard dans L’homme descend de l’ours
Une pièce musicale Spirit Animal ~Bear~Native American Music -Niall
