Quand la fragilité change tout

La force fragile

Je suis pour la première fois confronté à l’obligation d’être discipliné avec ma fragilité, contraint à une certaine frugalité, modestie, rigueur. Le corps sacré devient tout d’un coup un sacré corps, qui contraint à l’humilité.

Totalement paralysé, j’apprends la patience car il ne s’agit pas d’être impétueux lorsqu’on est dépendant. La frénésie qui me caractérisait laisse place à la tranquillité, ne réservant que dans les cas d’urgence une demande adressée à un tiers. Je me satisfais de cette immobilité patiente. De sujet exigeant, impatient, centre de toutes mes préoccupations, et de l’univers, je deviens un patient, doué d’une certaine passivité, un parmi d’autres. Dans ce milieu hospitalier, je m’aperçois que je ne suis pas seul et que l’établissement où je suis est peuplé de centaines de blessés et de fragiles. Je dépends totalement des autres, et très rapidement je prends conscience qu’au lieu de m’insurger contre cette position de faiblesse, il est beaucoup plus utile d’accepter cette dépendance et d’être aimable, voire chaleureux et intéressé par celui qui vous assiste. Dans cette dépendance il y a enfin la possibilité d’une relation à l’autre, vraie.

Je pourrais résumer ainsi ma découverte des différentes forces du handicap : le silence redonne un sens à l’existence ; l’instant est précieux ; je recadre les activités et comportements dans la conscience de la fin ; je suis acteur de ma fragilité, mais patient, un parmi d’autres, dans une dépendance assumée, riche et aimable.

Lorsque trois ans plus tard Béatrice meurt, c’est alors que je deviens handicapé, vulnérable. L’absence de Béatrice, de son amour, de sa parole simple, de sa lumière et de son regard qui m’ont encouragé, malgré son extrême fatigue, me plonge dans la dépression. La vraie fragilité plus que le handicap physique, c’est la solitude. Il me faudra du temps, l’attention des miens, des proches, des soignants, et de ce diable d’Abdel Sellou, pour revenir à la vie. Probablement ce qui y aura beaucoup contribué, c’est d’avoir répondu à une injonction de Béatrice avant de disparaître : celle de mettre des mots sur mes maux. Deux ans après sa mort, et pendant près de deux ans, j’écris Le Second Souffle, qui débouchera quelques années plus tard sur le film Intouchables et la vague qu’il suscitera.

Philippe Pozzo di Borgo (1951- ). En 1993, un accident de parapente rend Philippe Pozzo di Borgo, riche héritier des ducs Pozzo di Borgo et l’ancien directeur délégué des champagnes Pommery (LVMH), tétraplégique.

Philippe Pozzo di Borgo dans La force fragile du livre collectif Quand la fragilité change tout

Une pièce musicale de Robert Haig Coxon – Essence of You

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