Poétique du carnet de route

Je me souviens du curieux sentiment d’insularité éprouvé à Beyrouth ou à Pékin, lorsque dans un lieu public je prenais des notes, immergé dans un brouhaha de conversations en arabe ou en chinois auxquelles je ne comprenais rien. Tenir un carnet, c’est ainsi s’assurer d’une espèce de continuité dans la discontinuité du voyage. C’est demeurer lié par un précieux cordon de signes à cette langue maternelle que l’on a momentanément cessé de parler et qui nous redevient d’autant plus chère qu’elle s’efforce d’appréhender des réalités étrangères, de dire un autre monde.

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Il ne me semble toutefois pas exagéré de dire que le carnet de route est le contraire d’un journal intime, celui-ci supposant une espèce de rituel privé, des retrouvailles régulières avec le cadre familier d’un bureau ou d’une chambre, et la conservation d’une intimité, si curieuse puisse-t-elle être du monde extérieur. Il n’est pas non plus assimilable au « journal de voyage » tel que Michaux l’a illustré dans Ecuador puisque, tout autrement élaboré, celui-ci obéit à une chronologie et se constitue en texte à part entière. Somme toute, le carnet demeure en deçà. Plus près de la main et du pouls, il enregistre aussi bien le battement du cœur des grandes villes que celui des saisons.

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Érotique est le carnet de route qui fait bâiller le temps et se plaît à ce qu’on l’entrouvre. Affaire de jointure, de contact, lieu préféré de ce qui mûrit dans l’entre-deux, à l’intersection de l’œil et de la pensée, du corps et du dehors, pas à pas, page à page.

Échappant au souci du livre, voire à ses angoisses, un plaisir du texte lui est propre. Plaisir des commencements, des promesses. Plaisir de la note frappée ou tenue, de la variété des éclats, des bouts de description, de récits, de dialogues, de poèmes parfois. Plaisir de l’interjection et de sa résonance. Plaisir de vérifier que le langage répond lorsqu’on le sollicite. Plaisir de sa plasticité et sa ductilité. Plaisir qui ignore l’impuissance, puisque dans le meilleur des cas il semble que les mots affluent en même temps que le monde. Celui-ci vient par bribes, (rushs, eût dit Roland Barthes), parfois directement en phrases, voire en paragraphes ou en scènes. Et ce sont des rideaux qui se déchirent, comme si le réel cessait de nous être fermé sans perdre son étrangeté.

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Je dois avouer une préférence très marquée pour les carnets japonais : la qualité de glisse de leur papier d’un très léger blanc cassé, couleur de coquille d’œuf (c’est une teinte favorable à la germination), est accueillante à ces heureux mouvements de plume sans lesquels il n’est pas pour moi de voyage accompli. Étant de ceux qui circulent avec des phrases, mon bonheur tout anachronique dépend d’un toucher de plume que volontiers je dirai lyrique. Il me plaît de penser que ce toucher conserve, en dépit des siècles qui ont passé et de l’éloignement des mythes, quelque parenté avec l’antique toucher des doigts de l’aède sur la lyre : il a lieu la plupart du temps au-dehors, il est inspiré et improvisé, il fait vibrer et laisse affluer vers la page les êtres et les objets du monde. Le carnet est lieu d’affluence. Il s’entrouvre aux heures d’affluence.

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Le carnet invite à cela : sortir (un peu, beaucoup, passionnément) de soi : se voir en autre parmi les autres. S’extraire du ventre maternel. Franchir les « anciens parapets ». Congédier classements et doctrines. Modifier ses appuis. Réapprendre à s’orienter. Restaurer un usage du monde. Une conscience du terrestre. Découvrir d’autres températures.

Jean-Michel Maulpoix dans Revue Les Écrits, n°144 – août 2015

Une pièce musicale de Poranguí · Poranguí Carvalho McGrew · Poranguí Carvalho McGrew – Illuminar

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