Les désorientés

Tout homme a le droit de partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester – quoi qu’en disent les politiques grandiloquents. « Ne te demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays ». Facile à dire quand tu es milliardaire, et que tu viens d’être élu, à 43 ans, président des Etats-Unis d’Amérique! Mais lorsque, dans ton pays, tu ne peux ni travailler, ni te soigner, ni te loger, ni t’instruire, ni voter librement, ni exprimer ton opinion, ni même circuler dans les rues à ta guise, que vaut l’adage de John F. Kennedy? Pas grand-chose! C’est d’abord à ton pays de tenir, envers toi, un certain nombre d’engagements. Que tu y sois considéré comme un citoyen à part entière, que tu n’y subisses ni oppression, ni discrimination, ni privations indues. Ton pays et ses dirigeants ont l’obligation de t’assurer cela; sinon, tu ne leur dois rien. Ni attachement au sol, ni salut au drapeau. Le pays où tu peux vivre la tête haute, tu lui donnes tout, tu lui sacrifies tout, même ta propre vie; celui où tu dois vivre la tête basse, tu ne lui donnes rien. Qu’il s’agisse de ton pays d’accueil ou de ton pays d’origine. La magnanimité appelle la magnanimité, l’indifférence appelle l’indifférence, et le mépris appelle le mépris. Telle est la charte des êtres libres et, pour ma part, je n’en reconnais aucune autre.

*

On parle souvent de l’enchantement des livres. On ne dit pas assez qu’il est double. Il y a l’enchantement de les lire, et il y a celui d’en parler. Tout le charme d’un Borges, c’est qu’on lit les histoires contées tout en rêvant d’autres livres encore, inventés, rêvés, fantasmagoriques. Et l’on a, l’espace de quelques pages, les deux enchantements à la fois.


*

Tu es avec une étrangère, elle te demande ce que tu es en train de lire, ou bien c’est toi qui le lui demandes, et si vous appartenez l’un et l’autre à l’univers de ceux qui lisent, vous êtes déjà sur le point d’entrer, la main dans la main, dans un paradis partagé. Un livre appelant l’autre, vous connaîtrez ensemble des exploits, des émotions, des idées, des styles, des espérances.

*

Il y a de plus en plus de gens pour qui la religion remplace la morale. Ils te parlent du licite et de l’illicite, du pur et de l’impur, avec des citations à l’appui. Moi j’aimerais qu’on se préoccupe plutôt de ce qui est honnête, et de ce qui est décent. Parce qu’ils ont une religion, ils se croient dispensés d’avoir une morale.

*

Mieux vaut se tromper dans l’espoir, qu’avoir raison dans le désespoir.

Amin Maalouf (1949- ) est un romancier franco-libanais.

Amin Maalouf dans Les désorientés

Une pièce musicale de Lévon Minassian – Sareri hovin mernem

Laisser un commentaire