Le moineau domestique

Je suis de Pointe-aux-Trembles, qui est un quartier de Montréal situé à l’est de tout ce qui existe. Voilà bien un endroit où personne ne s’arrête ni ne s’attarde. Dans toutes les villes du monde, les automobilistes ralentissent ; chez nous, ils accélèrent. Rares sont ceux qui savent que des êtres humains vivent ici. Ce lieu est sans l’ombre d’un doute la version moderne de la terre que Dieu donna à Caïn.

Le nom de Pointe-aux-Trembles voulait certainement dire quelque chose autrefois, mais son sens ancien s’est comme perdu avec le temps.

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Nous sommes plus de cinquante mille Pointeliers à tenir la place dans l’indifférence universelle. Et nous sommes tous les jours de plus en plus nombreux. Aux anciens s’ajoutent les réfugiés du centre-ville, les victimes de l’urbanisme, les déroutés de la rénovation. Il y a aussi les minorités visibles qui trouvent, dans notre grisaille, un havre de paix où la visibilité n’est jamais bonne. Nous formons ensemble la fraternité des revenus très moyens, la population des espaces délaissés, la garde silencieuse du terrain perdu.

C’est l’est, le véritable est de Montréal, celui qui ne risque pas demain de devenir à la mode car la mode est superficielle et elle ne s’enracine nullement dans les profondeurs du progrès. Ce qui nous arrive à nous, les vraies gens de l’est, est tout à fait primordial : nous voyons le monde tel qu’il est, tel qu’il évolue, tel qu’il devient. Nous voyons le feu des usines, nous humons les odeurs de la transformation de la matière et, de fumée en poussière, nous sommes à même de parler aux dieux du développement, ce qui n’est pas rien en notre monde profane. Que de réminiscences, que d’impressions se cachent sous ces mots : Shell, Texaco, Petro-Canada, Fina, Spur, Esso, Union Carbide, Noranda Copper, Gulf. Ouvertures, fermetures, l’histoire moderne se fait sous nos yeux, sur notre dos et sur nos braves épaules. Au risque de notre vie, il faut contempler cette grande forge, nous ouvrir à la beauté des fumées, des flammes et des vapeurs, à cette architecture de tuyaux et de cheminées, à ce paysage de trous et de vieilles voies ferrées, à tous ces travaux humains qui font que nous ne dépendons plus du soleil pour y voir clair ni des nuages pour n’y rien voir. Ce n’est pas une banlieue, est-ce vraiment une ville ? Il est difficile de classer cet amas autrement qu’en le repoussant dans ces zones grises que sont les résidus de toute classification. Nous avons des cousins à Rouyn, à Arvida ou ailleurs, à Pittsburgh ou à Lille. C’est l’Internationale des choses sérieuses.

Dans ces conditions, il serait absurde de songer à redresser la situation en donnant carte blanche et fortune aux aménagistes-architectes-esthéticiens-penseurs dans l’espoir qu’ils se mettent à la tâche de redonner à notre milieu une allure acceptable. Inutile de maquiller ces terrains perdus et, de grâce, ne venez plus afficher ces panneaux nous rappelant que la pollution, c’est notre affaire. Ne nous sensibilisez plus, ne nous conscientisez plus. Des intellectuels au-dessus de tout soupçon se sont prononcés et il s’avère que nous ne sommes pas un quartier propice à la culture et aux arts. Des éditorialistes sérieux ont écrit qu’il serait complètement farfelu de songer à y prolonger le métro. Dans notre cas, plus rien à faire.

Contre l’opinion de tous ceux qui comptent, je poserais la candidature de l’ensemble de mes concitoyens pour la médaille du Grand Mérite attribuée aux gens qui payent le prix du Grand Progrès. Je suggère qu’un métro doré nous soit construit et je suggère encore qu’il soit gratuit pour nous et pour les dix prochaines générations. J’imagine des événements grandioses, une Maison de l’Opéra sur le boulevard Chimique où l’Orchestre symphonique jouerait des airs de Faust à la lueur des torches de pétrole, en hiver.

Serge Bouchard (1947-2021) est un anthropologue, écrivain et animateur de radio québécois. De novembre 1975 à octobre 1976, Serge Bouchard a voyagé avec des camionneurs dans le Nord-Ouest québécois. Son but : étudier et observer leur travail pour en faire le sujet de sa thèse de doctorat. Serge Bouchard et Mark Fortier ont transformé la matière de cette recherche ethnographique unique en un portrait vivant et pénétrant du monde des routiers. 

Serge Bouchard dans Le moineau domestique

Une pièce musicale de Richard Séguin – Sous les cheminées

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