Peuple rieur 2

On aurait dit qu’il entendait la voix de son père: Tu peux aller pendant un mois dans cette direction-là, jusqu’à la source de cette grande rivière, tu peux aller pendant un autre mois, avec tes jambes et tes canots, bien au-delà, tu peux voyager vers l’est, vers l’ouest, vers le nord, cela est ton pays, c’est la terre des Innus. À cinq jours de toi, il y aura ton frère, ou bien ta grand-mère, ou ton cousin, un ami; à cinq jours de toi, il y aura toujours quelqu’un qui saura te recevoir, qui saura qui tu es.

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La terre n’est plus marchée, elle est survolée, quadrillée, clôturée. Le chemin ne suit plus les courbes des rivières ni les caprices des vieilles collines. Le chemin de l’étranger va tout droit. Tu peux aller pendant un mois là-bas, là-bas, et au-delà, mais il n’y aura plus de frère, plus d’ami pour te dire qui tu es, tu chercheras en vain le lac de ta naissance, tu ne seras plus l’enfant de cette terre…

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J’ai toujours cru naïvement que le mot «indien» était parmi les plus beaux mots du monde. Je trouvais qu’il était beau d’être un Indien. L’histoire aura eu raison de moi, aura eu raison de nous. Ils sont bien disparus ces «Sauvages» et ces «Indiens», jetés à la fourrière des mots honnis, conspués. On les a changés en pensant changer le monde. Ne dites plus ceci ou cela, le problème s’en trouvera résolu – car nous savons tous qu’il est beaucoup moins aveugle, le non-voyant, comme elle est beaucoup moins infirme, la personne à mobilité réduite. Il semble bien qu’il soit beaucoup moins indien, l’Autochtone.

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Une telle politique porte un nom, que Beverly McLachlin, la juge en chef de la Cour suprême du Canada, a osé publiquement: «Dans les termes à la mode à l’époque, c’était de l’assimilation, dans le langage du XXIe siècle, c’est un génocide culturel.»

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L’archéologie est une bonne amie. Comme toutes les sciences de la mémoire, elle nous accompagne au fond des choses ; elle établit des liens, des séquences, des transformations, elle dessine les contours des ères et des épiques et des existences passées.

Serge Bouchard (1947-2021) est un anthropologue, écrivain et animateur de radio québécois. Le livre raconte la très grande marche d’un tout petit peuple, il refait à la fois le chemin de sa joie et son chemin de croix. Présente aux premières lignes du journal de voyage de Champlain, aujourd’hui aussi familière que mystérieuse, la nation innue vit et survit depuis au moins deux mille ans dans cette partie de l’Amérique du Nord qu’elle a nommée dans sa langue Nitassinan : notre terre.

Serge Bouchard dans Le peuple rieur

Une pièce musicale de Andicha Sondakwa (Wendake, Québec) – Woué no Yianné, chant de réjouissance